La LFL ouvrira 2026 avec un Winter Invitational à vingt équipes, dont deux projets d’influenceurs, French Flair et ZYB. Le LEC fera de même avec un LEC Versus où Karmine Corp Blue et Los Ratones seront invités le temps d’un split. Sur le papier, la promesse est simple : relancer la hype d’un écosystème en perte de vitesse. Dans les faits, la manière dont la LFL redistribue les cartes interroge lourdement l’équité sportive et la valeur des slots que certaines structures ont payés pendant des années.
Un écosystème déjà fragile et une audience en baisse
Avant même de parler d’équipes d’influenceurs, il faut regarder l’état du patient. L’esport League of Legends vieillit, rien de choquant en soit, mais cela ne joue pas en sa faveur car il vieillit mal : les formats se sont complexifiés, les matchs se sont allongés, et le public ne suit plus aussi facilement qu’il y a quelques années. Les équipes censées drainer les spectateurs sont elles aussi en perte de vitesse, quand ce ne sont pas des structures de premier plan qui quittent purement et simplement la scène, à l’image de Gentle Mates. Il ne fait guère de doute que le jeu est en recul et que Riot Games cherche dans l’urgence des solutions, après avoir été extrêmement rigide pendant des années pour, certainement avec les meilleures intentions, protéger son environnement. Ce constat colle assez bien à la situation européenne, où l’on multiplie les formats/changements de format et les compétitions sans jamais vraiment clarifier le cadre, au risque de perdre un peu plus le public à chaque nouvelle annonce.
La LFL sort quant à elle d’une séquence compliquée : départ de structures, notamment BDS Academy reléguée en Div.2, puis GameWard qui ne pouvait plus assumer les dépenses financières, retrait de Gentle Mates pour des raisons proches, calendrier plus lourd avec des matchs en pleine semaine (pour ne pas faire de l’ombre au LEC), fatigue du public, etc. Pour ne rien arranger à la situation, la ligue doit prochainement composer avec l’absence partielle de Karmine Corp Blue en début de saison, invitée au LEC Versus, ce qui retire l’une des locomotives d’audience du championnat (on ne dit pas que la LFL est KCorp dépendante, pas encore...). Pour 2026, la réponse trouvée est un Winter Invitational à vingt équipes, avec sept formations LFL, huit équipes de Division 2, trois rosters Game Changers et deux slots réservés à des projets d’influenceurs emmenés par Nisqy et TraYtoN.

Nisqy avait remporté le LEC Spring en 2023, trois ans après avoir remporté les LCS avec C9 (c) Riot
Sur le papier, l’idée paraît logique, voire même très intéressante : élargir le plateau par le biais d'une grande compétition nationale, injecter de nouveaux récits, capitaliser sur des figures médiatiques fortes. Mais dans un écosystème déjà fragilisé, la manière compte autant que le résultat. C’est là que French Flair et ZYB deviennent un sujet de fond, pas seulement une curiosité de mercato. C’est un peu comme inviter une équipe composée de Michael Jordan, LeBron James et Kobe Bryant à un tournoi de basket pour des gamins de dix ans.
Deux équipes qui ne coûtent rien… sauf aux autres
Si l’on se place du point de vue de la ligue, French Flair et ZYB sont presque des cadeaux de Noël. Les joueurs ne touchent pas de salaire, la LFL n’a pas besoin de leur verser un centime, les équipes arrivent avec leur propre audience, leurs co-streams, leurs relais sur Twitch et les réseaux sociaux. Pour Webedia et Riot France, c’est comme ouvrir un restaurant en proposant des plats déjà tout prêts : c’est un produit facile à vendre, avec deux équipes très identifiées, portées par des visages connus, dans un tournoi qui ouvre la saison et promet des affiches dès la première semaine.
Pour TraYtoN et Nisqy, le calcul est tout aussi simple : ils récupèrent des joueurs sans équipe en LEC ou dans d’autres grandes ligues, montent un projet compétitif et bénéficient d’un slot directement positionné au niveau LFL, sans passer par la case Division 2 ni acheter de place vacante. French Flair alignera Adam, Bwipo, Saken, 3XA et Targamas, cinq joueurs qui connaissent déjà les ERL, le LEC ou les Worlds. ZYB sera construit autour de Hiro, Manaty, Nisqy lui-même, Riip et Blue, avec Kameto au poste de head coach.
Le problème, c’est que ce “deal parfait” ne se fait pas dans le vide. Pendant que ces deux projets profitent d’une fenêtre unique, d’autres équipes ont payé leur place, construit un staff, assumé une masse salariale, et certaines ont même renoncé à rester en LFL faute de moyens. On ne peut pas faire comme si les autres pensionnaires de la LFL, comme Solary à titre d'exemple, évoluaient sur le même plan. Beaucoup auraient rêvé, elles aussi, de pouvoir aligner cinq joueurs de ce niveau, à moindre coût, sous le label d’un projet d’influenceur. À elles, on a expliqué pendant des années que la voie passait par l’achat d’un slot, par la Division 2, par les up and down.
Un système à deux vitesses : ligue fermée en cause ?
Le cœur du malaise est là : la LFL fonctionnait jusqu’ici sur un cadre relativement clair, mixant des slots stables pour les plus méritantes et un système de promotion/relégation encadré. Des équipes comme BDS Academy ont été reléguées en Division 2, là où Esprit Shōnen a dû gagner sa place en LFL via les up and down. Aujourd’hui, ce cadre est volontairement tordu au profit de deux projets invités. Nisqy n’a pas dû acheter de slot ni passer par la moindre montée sportive pour engager ZYB au niveau LFL. TraYtoN suit la même trajectoire avec French Flair, sans avoir à emprunter le parcours que l’on a imposé aux autres structures.

TraYtoN a passé une saison chez Vitality.Bee en 2019, notamment aux côtés de SAKEN (c) Riot
On rappelle que des clubs comme Gentle Mates ou GameWard ont très recemment dû abandonner leur slot pour des raisons financières, là où d’autres ont essayé de maintenir tant bien que mal des budgets importants pour rester en LFL. Indirectement, Nisqy et Trayton remplacent plus ou moins les des équipes sortantes sans avoir acheté quoi que ce soit, et on peut s’interroger sur la manière dont on pourra expliquer, plus tard si l'occasion vient à se présenter, à d’autres projets d’influenceurs que la porte est désormais fermée, oui car on imagine bien que l'open bar ne va pas rester indéfiniment ouvert. Le problème étant qu'une fois qu’on a désacralisé la valeur du slot, difficile de revenir en arrière sans créer de nouvelles frustrations.
Ce sentiment de système à deux vitesses n’est pas propre à la LFL ; il existe aussi en LEC. Le Versus accueillera Karmine Corp Blue et Los Ratones en tant qu’équipes invitées, aux côtés des dix formations partenaires, après une saison 2025 où Los Ratones a été désignée meilleure équipe ERL et KCB championne des EMEA Masters Summer. La différence majeure, et c’est ce qui change tout, c’est que ces deux équipes ne resteront en LEC que le temps de ce segment d’hiver. Une fois le Versus terminé, elles retourneront dans leur ligue d’origine ; leur invitation n’ouvre pas droit à une place permanente, sauf si bien évidemment, le LEC trouve le moyen/courage de pondre une nouvelle règle pour accueillir une équipe d'influenceur sur le moyen/long terme, tel un magicien qui sort un lapin de son chapeau.
En LFL, on va plus loin : French Flair et ZYB participent à un tournoi qui doit non seulement attribuer des tickets vers les EMEA Masters, mais tout en offrant également deux places pour le reste de la saison. Nous pouvons logiquement imaginer qu'une équipe d’influenceurs peut donc, en théorie, décrocher un slot LFL pour toute l’année 2026 sans avoir acheté de licence ni subi la moindre relégation. Pour moi, c’est plus problématique que ce que fait aujourd’hui le LEC. Bien évidemment, nous ne sommes pas dans les petits papiers de Nisqy et de Trayton, et peut etre que leur projet n'a absolument pas vocation à perdurer sur le moyen/long terme comme Los Ratones.
Une indignation à géométrie variable
Ce qui frappe aussi, c’est l’écart de perception entre les deux situations. L’arrivée de Los Ratones en LEC Versus a suscité une vague de critiques, souvent très bruyantes, sur le fait d’inviter une équipe d’un co-streamer dans une ligue censée être fermée, et sur l’injustice ressentie par les équipes qui ont payé leur place à prix d’or, à coups de millions. Le principe même de l’invitation a été pris pour cible : beaucoup ont parlé de manque de respect pour les structures historiques, de passe-droit, de dévaluation du slot. À l’inverse, l’équipe de TraYtoN est accueillie presque unanimement avec le sourire. On se réjouit de voir Adam, Bwipo, Saken, 3XA et Targamas réunis, on parle de “superteam LFL”, on imagine déjà les affiches et les clips, et très peu de voix s’arrêtent sur ce que cela signifie pour la structure de la ligue. Le débat existe, mais il reste largement noyé sous l’enthousiasme général. Comme si, parce que le projet vient “de chez nous”, parce qu’il est porté par une figure très appréciée de la scène française, les mêmes questions devenaient soudain secondaires.
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Cette différence de traitement en dit long sur notre façon de regarder l’écosystème. Quand le LEC invite Los Ratones, on pointe immédiatement le décalage entre le modèle de ligue fermée et la porte ouverte à un co-streamer. Quand la LFL déroule le tapis rouge à French Flair et ZYB, on met surtout en avant le spectacle et la nostalgie des anciens joueurs LEC. La même mécanique est à l’œuvre, mais l’indignation baisse d’un ton dès lors que les bénéficiaires du système font partie des visages familiers de la scène francophone. Une phrase qui circule sur les réseaux résume bien cette dissonance : la LEC qui invite une team d’un co-streamer, c’est un scandale, la LFL qui invite des teams d’influenceurs, ça passe crème.

Avant de devenir un streamer très populaire, Caedrel a été joueur pro de 2015 à 2020 (c) Riot
Le problème n’est pas de se réjouir de revoir ces joueurs sur scène, car oui, nous pouvons nous réjouir de voir des compétiteurs francophones comme Adam, Saken ou encore Targamas. Le problème est de considérer normal qu’ils le fassent dans un cadre qui donne les mêmes droits sportifs à des projets invités qu’à des structures qui se financent depuis des années. Tant que nos favoris sont du bon côté du passe-droit, on accepte de fermer un œil. C’est humain, on peut même dire que c'est français, mais pour les équipes qui ont construit la ligue à la dure, le signal envoyé est beaucoup moins anodin.
Hype immédiate, bénéfice collectif incertain
À court terme, tout le monde sait ce que ce choix va produire : des vues, des co-streams, des clips viraux, des soirées très suivies. L’essentiel du public en plus viendra très probablement des chaînes de TraYtoN et de Nisqy, qui ont construit leur audience en dehors du cadre strict de la LFL. Et comme souvent, toutes les statistiques seront fusionnées pour présenter un “produit LFL” en hausse et en bonne forme, sans forcément distinguer ce qui relève de la ligue elle-même et ce qui relève des projets d’influenceurs, de la poudre de perlimpinpin.
Ce qui est beaucoup moins clair, ce sont les retombées à moyen terme pour la LFL et pour les autres équipes. Est-ce qu’un fan qui vient pour French Flair restera pour regarder Esprit Shōnen, BK ROG ou Vitality.Bee, une fois l’effet de nouveauté passé ? Est-ce que la ligue va réellement consolider son socle de viewers, ou simplement vivre un pic ponctuel avant de retomber dans les mêmes travers qu’en 2025 ? Rien, pour l’instant, ne permet de dire que ce pari structurel bénéficiera à ceux qui portent la ligue au quotidien.
On peut d’ailleurs insister sur le fait que le produit compétitif lui-même est déjà difficile à suivre. Le volume de games à regarder a été largement augmenté pour un jeu qui est déjà sur le déclin. Ajouter une couche d’invites et de bricolage structurel par-dessus ne résout pas ce problème, cela le contourne quelques mois. C’est, au fond, comme mettre un sparadrap sur une plaie ouverte en espérant que le temps fera le reste.
- Lien pratique : le suivi complet du LEC Versus 2026
Qui blâmer ? Pas forcement Trayton et Nisqy, mais les règles qu’on leur propose
Il y a une autre nuance qui me paraît importante : la cible de la critique. Il va de soi que je n’ai pas de reproche particulier à adresser à TraYtoN ou à Nisqy. Ils ne font pas le règlement, ils jouent tout simplement avec les règles qu’on leur tend. Ils ont des communautés, des liens avec des joueurs qui sont aujourd’hui sans équipe, une opportunité unique de monter un projet qui leur ressemble. Les joueurs qui les rejoignent font la même chose : ils veulent rejouer, relancer leur carrière, rester visibles après avoir échoué à trouver une place en LEC ou ailleurs.
Le véritable problème, c’est le cadre qu’on leur offre. C’est la décision de la LFL et de Webedia (oui car on imagine que se sont eux qui ont pris cette décision) de leur proposer ces slots dans un tournoi qui conditionne la suite de la saison, sans mécanisme clair pour protéger la valeur des places déjà existantes et la position des structures historiques. On ne peut pas demander à certains d’acheter un ticket très cher pour entrer dans la ligue, puis dérouler le tapis rouge à d’autres parce qu’ils apportent de la hype.
La question de l’image se pose aussi. Le cas Bwipo en est un bon exemple. Après des propos sexistes tenus en stream, le toplaner a été sanctionné, suspendu et retiré d’un contenu officiel très visible. Quelques mois plus tard, on le retrouve au cœur de French Flair, projet invité présenté comme l’une des attractions principales du Winter Invitational. On ne va pas réécrire le dossier disciplinaire d’un joueur dans un édito, mais il est difficile de ne pas voir une forme de contradiction entre le discours affiché sur l’inclusivité et la manière dont on recompose les rosters dès que l’occasion se présente. Les futurs matchs entre French Flair et une équipe Game Changers risquent de ne pas manquer d’un certain piquant.

Bwipo avait créé la polémique en tenant des propos jugés sexistes (c) Riot
Ouvrir le système ou respecter les règles, mais choisir
Au fond, cette histoire d’équipes d’influenceurs pose une question assez simple. Est-ce que la LFL veut rester une ligue avec des slots qui ont une valeur, des règles de montée et de descente compréhensibles, et un minimum de stabilité pour ceux qui investissent ? Ou bien est-ce qu’elle accepte de laisser dériver le système vers une espèce de grand bazar opportuniste, où l’on fait entrer au cas par cas des projets comme French Flair et ZYB, tout en prétendant maintenir les mêmes règles pour les structures qui ont payé leur place ? On n’est plus très loin de la taverne du Poney Fringant : à la bonne franquette, beaucoup de bruit, beaucoup de passage, des chopines qui s’entrechoquent, mais plus vraiment de cadre. Ce qui me dérange, aujourd’hui, c’est de voir la LFL coincée dans cette zone grise, sans assumer clairement le modèle qu’elle veut défendre.
On peut (il faut) se réjouir de voir Adam, Bwipo, Saken, 3XA et Targamas re.jouer en France. On peut espérer que cela redonne un peu d’allant à une ligue en quête de nouveau souffle. Mais si l’on se place du côté des clubs qui ont payé leur slot et qui continuent à porter la LFL au quotidien depuis sept ans, le message envoyé ressemble davantage à un aveu d’impuissance qu’à une vision à long terme. On devrait en avoir l’habitude depuis toutes ces années, mais cela confirme une fois de plus que la ligue n’est pas au mieux de sa forme, voir même que la bulle esport n'est qu'une illusion. La LFL essaie tant bien que mal de survivre et, soyons honnêtes, si elle tient encore debout ces dernières années, c’est en partie grâce à la présence de Kameto et de sa structure : les matchs de la KC et de la KCB continuent d’attirer un public que les autres équipes n’arrivent pas/plus à mobiliser. Son absence pendant une partie du Winter Split n’allait pas arranger les choses. L’arbre qui cachait la forêt laisse désormais apparaître, plus crûment, l’étendue de la déforestation.
À force de tordre les règles pour trouver un moyen un peu trop simpliste de créer de la hype, il y a un risque réel de finir par casser ce qui faisait encore tenir l’écosystème, “tenir” étant déjà un bien grand mot. La question n’est plus de savoir si French Flair et ZYB vont faire des vues. La vraie question, c’est de savoir combien de temps les acteurs qui ont sué sang, eau et euros au sein de la ligue accepteront de jouer avec des règles qui changent dès qu’un nouveau projet tendance frappe à la porte.