L’article qui suit est la traduction de l’opinion d’un Designer de jeu vidéos exprimée sur son blog et sur GamaSutra, qui permet de cerner mieux pourquoi certains jeux réussissent et d’autres non. Le point sur la Tolérance explique sans doute beaucoup le succès écrasant de League of Legends ou World of Warcraft par rapport à leurs concurrents de meilleure qualité sur le papier. Est-ce que DotA 2 ou le successeur de Counter-Strike seront capable de vaincre le problème de temporalité ? Est-ce que la baisse vertigineuse du nombre de joueurs sur StarCraft II aurait pu être enrayée si le jeu avait était conçu de manière à ce que les joueurs aient une tolérance supplémentaire (en supprimant les cheeses par exemple) ?
Le jeu asynchrone est une expression populaire pour décrire diverses formes de jeu en ligne qui connectent les joueurs mais où le jeu n’a pas besoin d’être simultané. Beaucoup de commentateurs ont parlé des possibilités de ce genre de jeu, et de quelle manière il pourrait être le futur des jeux vidéos.
Néanmoins, dans un débat fascinant initié par Ian Bogost sur Gamasutra, Raph Koster et moi-même avons rencontré une confusion des termes. Raph disait que les jeux asynchrones existent depuis les centaines d’années, en citant le jeu d’échec par correspondance comme exemple. Mais je pense que le jeu d’échec par correspondance est synchrone. Quand nous parlons tous les deux de synchronie, nous voulons en faire traduire deux concepts entièrement différents.
Beaucoup de gens parlent de la synchronie comme le fait que les joueurs soient présents simultanément en temps réel, je pense que cela veut dire que les joueurs doivent être synchronisés en temps en jeu. Cet article élabore cette idée et décrit comment le temps réel et le temps en jeu sont entremêlés.
Temps en jeu ou Temps Réel
Beaucoup de jeux sont joués en temps réel. Les sports, les jeux d’action, les jeux de tir sur console, les jeux de course sont tous des expériences en temps réel dans lequel un ou plusieurs joueurs agissent et réagissent à un monde en mouvement. Toutefois, comme le poids et la masse, le temps en jeu et le temps réel ne sont pas la même chose. Ils ne le sont que dans certaines circonstances.
Un jeu solo peut être joué en temps réel, comme Portal 2, mais vous devrez par exemple cuisiner le diner de votre femme à un certain moment. Le jeu est alors mis en pause et enregistré, et revient au même stade plus tard.
Un mouvement aux Echecs par correspondance peut ne pas recevoir de réponse pendant plusieurs jours. Une campagne de jeu de rôle sur table peut commencer et s’arrêter pendant plusieurs sessions discrètes espacées par de longues périodes de temps réel où le jeu n’est pas joué.
Le temps en jeu est toujours interne au monde du jeu, et il peut ne pas avancer seconde-par-seconde. Le temps réel est lui tout autour de nous et va toujours à la même vitesse.
C’est une distinction importance.
Synchronie
La synchronie est une propriété que partagent tous les jeux :
Si la réalisation d’une victoire dans une boucle dépend d’actions de plus d’un joueur, cette boucle est synchrone. Sinon, elle est asynchrone.
La synchronie est souvent utilisée de manière générale, dans différents mode de jeux. Les modes solo et multi sont l’exemple le plus commun, mais il y a aussi des mélanges subtils. CityVille par exemple, est un jeu principalement asynchrone avec l’exception du portail qui nécessite que vous embauchiez des amis et travailliez sur un bâtiment. Le portail nécessite leurs actions afin de compléter la boucle pour que vous puissiez gagner, et est donc synchrone.
C’est pourquoi je parle de synchronie en termes de boucle plutôt que par rapport au jeu complet. Une boucle est une molécule élémentaire du jeu dans lequel le joueur entreprend une action et le jeu réagit d’une certaine façon, déterminant si le joueur connait une victoire, une défaite, ou une autre boucle. Dans une boucle asynchrone la réaction vient du jeu en lui-même, mais dans une boucle synchrone elle dépend d’autres joueurs.
Les boucles varient aussi en durée. En team deathmatch, Halo boucle en temps réel, mais aux Echecs par correspondance le jeu n’avance d’un tour que lorsqu’une action est entreprise. Et une boucle peut prendre plusieurs jours à se fermer. Et pourtant le besoin de l’implication des autres joueurs est le même. C’est pourquoi la synchronie est liée au temps en jeu et non au temps réel.
Temporalité
La définition la plus simple du jeu synchrone signifie « jouer en même temps ». La dépendance aux autres joueurs que ma définition implique n’est pas présente, cela pourrait donc dire que les joueurs jouent côte à côté sur un espace commun, ou en compétition, ou en parallèle.
Pour moi c’est trop vague. Concevoir avec la dépendance entre joueurs à l’esprit est très différent d’une simple présence simultanée. YoVille et un deathmatch Quake peuvent tous les deux être joués par des groupes de joueurs en ligne au même moment, mais ils sont complètement différents. Il n’est pas suffisant de dire qu’ils sont synchrones.
Dans le débat sur Gamasutra, j’ai suggéré que la définition légère de synchrone ou asynchrone définit en fait une propriété différente de la synchronie. Je l’ai appelé temporalité. La définition de temporalité est :
Si le jeu demande la présence simultanée de deux joueurs ou plus, il est contemporain. Sinon, il est atemporel.
Votre session de Counter-Strike ou Texas Hold’em est contemporaine, mais vos parties de Mass Effect ou Chu Chu Rocket sont atemporelles. Se balader dans Playstation Home ou YoVille est contemporain, mais visiter le restaurant d’un ami dans Restaurant City est atemporel.
La temporalité est le fait que les joueurs soient au même endroit au même moment ou pas, quelle que soit la raison de leur présence.
Où ces deux principes se rencontrent
Ce que je trouve amusant, c’est comment la synchronie et la temporalité interagissent l’une avec l’autre.
Par exemple : Vous visitez votre ami dans Farm Town, et il est en ligne en même temps. Vous l’aidez à nettoyer son étable et vous discutez. Est-ce contemporain ? Oui. Est-ce synchrone ? Non. C’est contemporain parce que vous êtes tous les deux au même endroit au même moment. Toutefois c’est asynchrone parce qu’il n’a pas besoin de vous pour nettoyer son étable. Votre aide n’est pas nécessaire à sa victoire.
Autre exemple : Votre ami dans CityVille vous envoie une demande de cadeau. Il a besoin de marbre pour terminer son immeuble, et vous en demande. Est-ce contemporain ? Non, c’est atemporel puisque vous n’avez pas besoin d’être en ligne au même moment pour envoyer ou recevoir le message. Est-ce synchrone ? Oui. Il a besoin de votre aide pour gagner.
La synchronisation et la temporalité forment un tableau 2x2. Il existe la synchronie contemporaine, l’asynchronie contemporaine, la synchronie atemporelle et l’asynchronie intemporelle. Plus conventionnellement, même si c’est moins précis, vous pouvez l’appeler : multi-joueurs, jeu parallèle, tour par tour et jeu solo. Respectivement Quake, Word of Warcraft, WeeWar et Portal 2.
Toutes les combinaisons de synchronie et de temporalité fonctionnent également bien dans toutes les situations, et il est important de comprendre pourquoi. Chacune teste la tolérance des joueurs différemment, et la synchronie et la temporalité forment en fait une des contraintes majeures de tous les jeux.
Tolérance
La Tolérance est le degré avec lequel votre jeu teste la patience ou la bonne volonté des joueurs avant qu’ils n’arrêtent de jouer.
Tout, de l’apprentissage des règles par le joueur à son prix, teste la tolérance du joueur. La règle générale est que moins les joueurs sont engagés, plus leur tolérance est faible.
La tolérance est un facteur inévitable dans tous les jeux, mais vous devriez toujours essayer de la réduire si possible. La synchronie et la temporalité testent la tolérance de multiples façons. En majorité parce que les joueurs font des erreurs, mais c’est à vous de vous rappeler que les joueurs ne sont pas idéaux et à concevoir les jeux en conséquence.
Lexulous est un jeu cité par Jane McGonial dans « Reality is Broken » comme exemple de ce qu’elle appelle un jeu asynchrone avec des millions de joueurs. En utilisant les règles de base du Scrabble, le jeu est devenu un hit majeur sur Facebook. Toutefois, à la différence du moment ou Jane a écrit son livre, il a perdu la quasi-totalité de ses 5 millions de joueurs. Tout comme les versions officielles de Scrabble qui ont suivi.
La raison est que Lexulous est synchrone et non asynchrone. Les joueurs oublient ou ne veulent pas jouer, ce qui laisse beaucoup de matchs non terminés. Ce n’est pas amusant pour les autres joueurs d’avoir à se reposer sur un joueur qui oublie de jouer, et ils ont aussi davantage tendance à s’éloigner à leur tour. Leur tolérance a été atteinte.
C’est un exemple de comment la synchronie atemporelle (c.à.d. tour par tour) peut poser des majeurs problèmes, mais aussi pourquoi, pour les joueurs les plus assidus au Scrabble, ce n’en est pas un. Les trois jeux peuvent avoir un nombre d’utilisateurs mensuels faible, mais de très forts taux d’engagements (35 à 50%) par rapport à la plupart des autres jeux Facebook. Si vous aimez le Scrabble, vous jouerez votre tour.
Un autre exemple de la façon dont les jeux surmontent les problèmes de synchronie et temporalité est la gestion des connexions/déconnexions de Left 4 Dead. Le jeu est basé sur le jeu coopératif et, à la différence de la plupart des autres jeux de tirs coopératifs, il est impossible de s’en sortir si les autres joueurs vous laissent tomber. Vous mourrez.
Toutefois le problème majeur de ce design est la façon dont les joueurs quittent ou rejoignent la partie. Si le jeu repose sur la coopération, que se passe-t-il lorsqu’un joueur se déconnecte à mi-session ?
Left 4 Dead résout ce problème en étant toujours près a envoyer un Bot si un joueur se déconnecte, et celui-ci est assez bon pour que les joueurs restants ne s’en rendent pas compte. Le bot est aussi prêt à se déconnecter à nouveau si un autre joueur veut rejoindre le jeu. Ainsi les problèmes de tolérance sont minimisés.
Ce qui a tendance à fonctionner le moins bien en termes de tolérance est un univers dans lequel les joueurs doivent dépendre l’un de l’autre. Dans les jeux sociaux le besoin d’avoir une taille importante est primordial pour cette raison. De la même manière, les jeux en ligne par équipe comme Football Superstars ont aussi de gros problèmes de tolérance.
De manière générale, plus un groupe a besoin d’être coordonné, plus il a de chance de ne représenter qu’une fraction des joueurs de ce jeu. Et si le jeu dépend complètement d’un groupe de joueurs coordonnés, plus il a de chances d’avoir une audience petite, mais passionnée.
World of Warcraft est joué de manière largement asynchrone, par exemple, et seul un petit sous-ensemble de joueurs s’investissent dans le jeu de guilde parce que c’est une corvée. Texas Hold’Em est de loin le plus populaire des jeux de cartes en ligne parce qu’il est facile de rentrer et sortir. Les jeux de cartes plus sérieux tendent a avoir un public plus faible.
Enfin, faciliter la tolérance est la base de beaucoup de business models freemium. Dans CityVille vous pouvez payer pour ce marbre au lieu d’attendre que vos amis vous l’envoient, et dans Ikariam vous pouvez accélérer votre jeu en payant. Cela marche parce que les joueurs ne veulent pas de la complexité qui vient de l’attente, et une petite somme d’argent apparait comme un bon prix à payer pour s’éloigner d’une corvée et s’amuser à nouveau.
Conclusion
L’amusement vient de nombreuses formes, et tout le monde veut en avoir un minimum. Certaines de ces formes demandent toutefois plus de la part des joueurs que d’autres, et certaines d’entre elles doivent prendre en compte les problèmes de synchronie et de temporalité alors que d’autres non. En clarifiant ce que ces deux propriétés sont, nous pouvons plus facilement voir comment elles interagissent, et doivent être prises en compte dans le développement de jeux vidéos.
En clarifiant la terminologie, les concepteurs de jeux vidéos peuvent devenir meilleurs.
Modifié le 17/04/2019 à 13:47
Modifié le 17/04/2019 à 13:47
Article intéressant avec des exemples bien variés ;)
Modifié le 17/04/2019 à 13:47
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Modifié le 17/04/2019 à 13:47
Modifié le 17/04/2019 à 13:47
On sent que cela à été murement réfléchi et a fait preuve de plusieurs relecture pour attendrir le propos pour qu'il devienne accessible à tous.
Si après ca y'en encore de c** pour dire que liliane ne fait QUE de la merde.. ben balayez devant votre porte les mecs.
Modifié le 17/04/2019 à 13:47
Je vais avoir besoin d'un peu de temps pour le digérer réellement, mais en attendant, si je puis me permettre une remarque que j'espère positive.
En fait, ce qui me gêne un peu, c'est que votre analyse fait une impasse totale sur certains autres facteurs qui ne me semblent pas négligeables. Evidemment, ce que vous appelez la temporalité et la synchronie sont les facteurs dont il est question ici, normal donc d'en parler principalement. Mais de nombreux autres facteurs auraient, je crois, mérités d'être au moins cités. Par exemple lorsque vous citez l'exemple du jeu de scrabble sur facebook dont la majorité des joueurs sont partis à cause du fait que certains ne finissaient pas les parties, avant de se pencher sur la temporalité et la synchronie, il y a certainement d'autres facteurs plus importants qui expliquent cela. En particulier la notion d'engagement (lire Beauvois et Joule, c'est de la psychologie sociale). Et à vrai dire, j'ai bien peur que si l'on "ajoute à l'équation" cette notion d'engagement dans les raisonnements de cet article, cela risque de rendre négligeable les facteurs de synchronie et de temporalité dans une grande partie des idées exposées ici.
Il y a aussi le facteur "fun", tout simplement, qui joue un rôle primordial dans à peu près tous les exemples que vous citez. Après le problème est de définir ce que c'est que le "fun". Il y a aussi le facteur social. Et bien d'autres.
En lisant votre article, je ne sais pas pourquoi mais j'ai constamment pensé à diablo. Le premier, sans mode multijoueur. A part l'achat du jeu, il n'y quasiment aucun engagement: on ne perd jamais en réalité à ce jeu. Aucun facteur social non plus. Et pourtant ce jeu est un des plus fun que je connaisse, et un des plus grand succès. Comment analyser diablo selon votre grille synchronie/temporalité?
Quoi qu'il en soit, comme je l'ai dit, je n'ai pas encore digéré tout le texte, et j'écris sans doute des âneries. Mais il est vraiment, vraiment très intéressant, et il n'a pas fini de me secouer les méninges.
Merci donc :)
Modifié le 17/04/2019 à 13:47
D'autres articles de ce genre seraient bien venu!
Modifié le 17/04/2019 à 13:47
#10 pour Diablo j'ai envie de dire que c'est un vieux jeu qui du coup n'entre pas forcément dans les critères donnés dans cet article, qui visent des jeux plus récents.
Pour le facteur fun ben, tous les jeux à succès le sont, et les jeux qui ne le sont pas n'ont pas de succès. Mais après la notion de fun est très large, pour certains le scrabble c'est fun et pour d'autres pas du tout.
Après je ne sais pas ce que tu entends par notion d'engagement.