Beaucoup s'inquiètent de ce rachat qui ne sera finalisé que dans 3 ou 4 mois, mais avant de nous inquiéter ne faudrait-il pas chercher à comprendre pourquoi un pays a décidé d'investir 1,5 milliard de dollars pour se payer deux acteurs majeurs de la scène esport sur CSGO et Dota 2 ?

Une stratégie plutôt claire

Finalement l'intérêt de l'Arabie saoudite pour le sport électronique n'est pas nouveau. Il s'inscrit, comme la plupart de leurs investissements récents, dans le grand plan de réforme nommé Vision 2030 mis en place en 2016. Pour bien comprendre la transaction qui a eu lieu dernièrement et qui a permis à Savvy Gaming Group (fonds d'investissement lié au gouvernement saoudien) de faire l'acquisition de l'intégralité de l'ESL et de FACEIT pour un montant record de 1,5 milliard de dollars, il faut donc se pencher dans un premier temps sur ce plan de réforme. Il a pour but de sortir l'Arabie saoudite de sa rente pétrolière historique en diversifiant son économie et en ayant recours à diverses privatisations. Porté par le prince héritier Mohammed ben Salmane Al Saoud, c'est un autre membre de la famille royale qui en a la charge : Faisal ben Bandar Al Saoud. Ce dernier est un membre haut placé de la famille royale, fils de l'ancien chef des renseignements du pays Bandar ben Sultan ben Abdelaziz Al Saoud. C'est lui qui est à la tête de la Fédération Saoudienne des Sports Électroniques et Intellectuels (SAFEIS) depuis 2017 et qui dirige le développement de cette activité dans le royaume.


La fusion de l'ESL, DreamHack et FACEIT pour devenir ESL FACEIT Group

Or dès 2017 un premier partenariat avait été signé entre la SAFEIS et MBC avec ESL afin de créer la première ligue professionnelle de la région Moyen-Orient en 2019. Le récent rachat n'est donc finalement qu'un prolongement de cette politique de diversification régionale dans laquelle l'esport tient un rôle non négligeable. Le royaume se retrouve d'ailleurs en concurrence avec un de ses voisins, les Émirats arabes unis, qui avaient créé dès 2008 une zone franche autour de leur propre projet de diversification au sein duquel la société de média et d'événementiel Two Four 54, située dans la capitale Abu Dhabi, joue un rôle central. Avec une population de joueurs estimée selon les dernières études à plus de 100 millions de personnes principalement basées aux Émirats et en Arabie saoudite, on comprend mieux l'intérêt que portent certains pays de la région à contrôler autant que possible le développement de cette activité mondialisée. Selon un rapport récent de la société de conseil américaine Frost & Sullivan, le potentiel de l'esport dans la zone est estimé à un montant de 4,5 milliards de dollars (soit un peu plus de 4 milliards d'euros) et la croissance locale dans le domaine des jeux vidéo est extrêmement attractive. Sur la période qui s'étend de 2019 à 2025 les perspectives sont de l'ordre de 22,5% par an, de quoi forcément attirer l'attention de plusieurs États de la région qui poursuivent ce même but de diversifier leur économie extrêmement liée jusqu'à maintenant à l'exportation des richesses de leur sol.

Dans son projet VISION 2030, le royaume saoudien se fixait pour objectif d'atteindre les 21,3 milliards de dollars de revenus via l’industrie des loisirs dont l'esport fait partie. D'importants investissements sont menés dans le développement des infrastructures locales, que ce soit au niveau des télécoms via par exemple l'installation de serveurs au Bahreïn par Amazon Web Services (AWS), ou encore le projet de ville futuriste Neom située au Nord-Ouest de l'Arabie saoudite, à proximité de la Jordanie, de l'Égypte et d'Israël. Ce nom doit d'ailleurs vous être familier car il avait fait parler lorsque Neom avait souhaité devenir un partenaire privilégié de BLAST ou bien encore Riot Games. Depuis cet accord a été rompu mais il démontrait déjà durant l'été 2020 l'intérêt que portait le royaume sur le sport électronique et ses titres phares que sont League of Legends et Counter-Strike: Global Offensive. Parmi les autres initiatives locales on peut citer également la zone franche Two Four 54 à Abu Dhabi ou encore le Dubaï X Stadium dont les objectifs sont de permettre à la capitale économique des Émirats de devenir également celle de l'esport. Vous l'avez compris, les deux nations sont donc aujourd'hui en concurrence directe et le plus petit pays des deux avait pris une avance certaine sur son grand voisin.


Le Dubaï X Stadium d'une capacité de 60 000 places

Mais, et cela en partie grâce à la pandémie de COVID-19, les infrastructures physiques n'ont pu atteindre leurs objectifs ce qui permet aujourd'hui à l'Arabie saoudite de rattraper une bonne partie de son retard (aussi car elle y met les moyens financiers). Récemment on apprenait d'ailleurs, suite à une indiscrétion du joueur ukrainien Oleksandr "s1mple" Kostyliev, que les finales mondiales du BLAST Premier: World Final 2021, qui se sont jouées en studio au Denmark, devaient à l'origine se tenir au Moyen-Orient mais que les plans ont été changés au dernier moment pour cause de variant Omicron en pleine expansion. Le Moyen-Orient donc qui, malgré ces difficultés rencontrées à cause de la pandémie mondiale, souhaite toujours devenir le nouveau centre de gravité du sport électronique international. Finalement rien de bien différent à ce qui se déroule aujourd'hui dans le football, un autre secteur sur lequel énormément d'investissements ont lieu. Le dernier événement en date confirmant ce déplacement géographique est très certainement le déménagement du président de la FIFA, Gianni Infantino, directement au Qatar là où auparavant il se trouvait en Suisse. L'esport suit donc finalement le même chemin aujourd'hui avec ce rachat record de l'ESL et de FACEIT, avec très certainement rapidement la tenue d'un grand nombre d'événements physiques qui se dérouleront au Moyen-Orient.

Les pays de la zone ont commencé à se préparer à ces changements en développant leurs propres communautés et ainsi faire émerger de nouveaux champions locaux. Car il ne s'agit pas seulement d'organiser, il faut également être présent sur les podiums pour que sa jeunesse s'identifie à la réussite de ces nouvelles icônes. On a par exemple pu voir le Saoudien Mosaad Aldossary remporter deux titres consécutifs de champion du monde sur FIFA en 2018 et 2019, le Libanais Maroun "GH" Merhej cumuler 4 219 570,69 dollars de gains en carrière sur Dota 2, ce qui en fait aujourd'hui le dixième plus riche de la planète tous jeux confondus (le Français Sébastien "Ceb" Debs est quant à lui à la 4ème position avec ses 5 773 909,40 dollars), et on peut également citer la place des femmes qui jouera également un rôle primordial, contrairement à ce que certains pourraient penser. La Saoudienne Najd Fahd a notamment remporté le tournoi féminin du Fisu eSports Challenge en juillet 2020, écrasant en finale son adversaire brésilienne Cristina Batista Pereira 8-0. Il est à noter d'ailleurs que le prince Faisal ben Bandar Al Saoud (président de la Safeis) s'est engagé à ce que les compétitions esport soient ouvertes aux deux genres, ce qui n'était pas forcément acquis dans un pays où la place de la femme est régulièrement sujette à débat. Le prince avait même déclaré, sans que cela ne puisse être confirmé par les chiffres, qu' « avec 51% d’hommes et 49% de femmes, la population des joueurs d’Arabie saoudite serait une des plus féminisées du monde ». Cela peut déjà rassurer la communauté sur les intentions du royaume quant à la promotion des compétitions ouvertes à tous et le maintien d'un circuit féminin lancé en grande pompe il y a seulement quelques semaines par l'ESL. Autre phénomène qui sera à suivre, le développement des clubs et un en particulier dont nous avons eu écho d'un intérêt pour investir largement sur Counter-Strike. Il s'agit de l'écurie Falcons Esport qui suivrait notamment avec attention le projet monté ces derniers temps par Kenny "kennyS" Schrub et François "AMANEK" Delaunay.


La Saoudienne Najd Fahd remporte le Fisu Esports Challenge en 2020

L'arrivée de l'Arabie saoudite sur le devant de la scène Counter-Strike: Global Offensive participe donc d'une stratégie globale de développement du pays dans laquelle le sport électronique devra jouer une place centrale. En concurrence avec certains de ses voisins, dont le plus coriace semble être les Émirats arabes unis, le pays a pour ambition de devenir la nouvelle plaque tournante des compétitions de jeux vidéo. Nul doute que le partenariat avec la ville futuriste Neom, qui avait finalement été rompu, reviendra sur la table prochainement et que des événements se tiendront là-bas afin d'assurer la promotion de ce projet pharaonique. L'objectif est également de mieux contrôler sa population en lui proposant du contenu dont l’État est le propriétaire ce qui lui permettra d'en fixer les règles. Dans un premier temps pour les joueurs étrangers cela n'aura pas de conséquence, à ce sujet le vice-président de l'ESL a déclaré dernièrement :

Évidemment, des réactions négatives étaient attendues mais en fin de compte, nous nous attendons avant tout à être jugés sur ce que nous faisons et sur l'apparence de nos produits. Il y a beaucoup de questions quant à savoir si nous allons arrêter de faire ceci ou cela, mais les valeurs de l'entreprise restent les mêmes, le code de conduite reste le même, la raison pour laquelle nous faisons les choses, les personnes qui dirigent les choses, notre façon de penser, tout finalement reste pareil. Ce sera à peu près la même ESL et FACEIT, et si ce n'est pas le cas, alors nous devrions absolument être jugés pour cela.

La géopolitique, ce n'est pas mon truc, mais si je comprends bien, l'Arabie saoudite veut faire passer son économie du pétrole à autre chose. Nous ne sommes pas soudainement devenus un véhicule de promotion, il s'agit simplement d'un déplacement de leur économie des ressources naturelles vers la technologie, c'est donc principalement un investissement commercial d'un groupe qui veut être un élément précieux du jeu et de l'esport.

Michal "Carmac" Blicharz - vice-président Pro Gaming

Dans cette déclaration Michal "Carmac" Blicharz omet tout de même de citer deux élément capitaux. Le premier étant que rien ne dit qu'à terme les valeurs de l'ESL perdurent, ni que les dirigeants actuels resteront en place. Ils pourraient très bien être remplacés à plus ou moins longue échéance par des personnalités saoudiennes, et il ne fait d'ailleurs aucun doute que les grandes orientations seront prises depuis Riyad. L'autre point étant que, même si depuis chez vous les conditions de jeu ne changeront pas, la très probable multiplication des événements physiques en Arabie saoudite afin de faire rayonner le pays à l'international se dérouleront selon les règles du Royaume. Rappelons tout de même que le pays est au cœur d'importantes tensions géopolitiques et est officiellement engagé dans une guerre chez l'un de ses voisins : le Yemen. Certaines zones géographiques sont d'ailleurs déconseillées par le quai d'Orsay (ministère des affaires étrangères) en France. On peut citer la frontière sud avec le Yemen bien sûr, mais également la bande de 20km de large située au nord et dans les secteurs de Hafr Al-Batin et Khafji à l'est.


Explosion suspecte pendant le Dakar 2022

De plus on peut citer le risque fort d'attentats, dont l'exemple de l'explosion survenue à Djeddah le 30 décembre dernier sur un véhicule d’assistance du Rallye Dakar 2022 est le plus parlant (une enquête est toujours en cours pour en déterminer les causes mais la piste criminelle n'est pour l'heure pas exclue). En définitive si le tableau du rachat de l'ESL et de FACEIT est loin d'être tout rose, son objectif est bel et bien de faire grandir la scène mais surtout celle du Moyen-Orient. L'objectif est clairement de réorienter les compétitions géographiquement et de faire de cette zone le centre de gravité du sport électronique, tout en permettant de développer le tourisme, le rayonnement international et d'avoir un moyen de contrôle supplémentaire sur sa jeunesse. Avec plus de deux téléphones en moyenne par habitant, les jeunes du pays ont grandi dans un monde connecté et on estimait dernièrement qu'un émirati jouait déjà aujourd'hui environ 30 minutes quotidiennement sur un jeu mobile. Mieux encadrer cette pratique c'est aussi mieux contrôler les loisirs de ces jeunes, car finalement ce sont eux qui sont la plus grande menace à l'intérieur même du pays.