Shahram DabiriPas un producteur, LE producteur. Présent dès les premiers pas de Warcraft sur PC, Shane Dabiri est surement l'individu qui cumule le plus d'expérience au sein de Blizzard Entertainment. A l'occasion du quinzième anniversaire de Warcraft et du cinquième de World of Warcraft, ce dernier nous parle un peu du fil conducteur qui a fait dudit MMORPG la référence incontournable des jeux online. Des anecdotes marquantes, ses bons souvenirs lors de la conception du jeu, comment a-t-il été conçu, Shane Dabiri nous dévoile tout un pan de son existence, passée à essayer de nous divertir avec un jeu et peut-être même plus qu'un jeu. Une interview à lire absolument.

 

 

Blizzard Insider : Retraçons votre parcours pour les lecteurs : vous avez été responsable de production de World of Warcraft, vous travaillez chez Blizzard Entertainment depuis maintenant 15 ans et vous avez fait vos débuts sur Warcraft, premier du nom.

 

Shane Dabiri : C’est ça, Warcraft: Orcs & Humans. J’ai été l’un des premiers à tester la bêta de ce jeu.

 

 

Warcraft: Orcs & Humans

 

 

On peut dire que vous avez été le premier « producteur » chez Blizzard ; celui qui a servi de moule au profil de poste.

 
C’est vrai. Il a fallu que nous réfléchissions au rôle d’un producteur avant de me donner ce poste.

 

 

Lorsque vous avez commencé à travailler sur World of Warcraft, avez-vous participé à la conception même du jeu, à l’élaboration des idées, ou n’avez-vous rejoint l’équipe que plus tard au cours du développement ?

Il y a eu deux étapes importantes avant que je commence à travailler sur World of Warcraft. J’étais le responsable de la production de Starcraft: Brood War. Lorsque le projet fut plié, nous nous sommes demandé à quel projet je pourrais ensuite être affecté. Je bossais sur la localisation de Brood War, mais ensuite, nous avons monté une nouvelle équipe et nous avons travaillé sur un projet interne top secret. Mais au final, nous avons travaillé dessus pendant six mois, peut-être un an, sur ce jeu, avant de réaliser que nous n’en tirions rien de bien et que nous n’atteignions pas nos critères de qualité. Nous n’avions pas vraiment de concepteurs à fond sur ce projet, ni une équipe artistique à temps complet, alors nous avons fini par l’abandonner. Mais nous avions créé une équipe, alors nous avons commencé à discuter de ce que nous pourrions faire ensuite.
À cette époque, nombre d’entre nous jouions à EverQuest. C’était la bêta du jeu, et nous y jouions pas mal. Nos jeux précédents disposaient de fonctionnalités multijoueurs en ligne, donc cette idée nous était familière. Nous étions vraiment séduits par EverQuest, et c’était une évolution évidente de la direction que nous avions prise, alors nous avons imaginé un projet de même échelle. Nous nous sommes donc réunis et nous avons commencé à discuter de l’idée de créer notre propre MMO (jeu massivement multijoueur en ligne). Mais nous n’avons pas tout de suite pensé à World of Warcraft. Au début, nous tentions de déterminer le jeu sur lequel nous nous baserions : StarCraft, Diablo, Warcraft ou autre chose. Après de longues discussions, nous avons finalement opté pour Warcraft, parce que nous pensions que le genre « fantasy » serait de manière générale plus accessible aux joueurs.

 


C’était dans l’air du temps, comme de nombreux MMO de l’époque.

Nous avons envisagé un MMO StarCraft, mais nous nous sommes dit qu’un MMO de SF serait un peu moins accessible. Nous étions vraiment impatients à l’idée de prendre cette direction, et l’équipe du projet top secret est peu à peu devenue l’équipe World of Warcraft.

 


Est-ce que cette décision a plu à tout le monde ? L’ambiance était au « Mais bien sûr, un MMO, faisons ça ! »

Dans le groupe, notre petite équipe de dix personnes, nous trouvions que c’était une idée géniale. Mais l’entreprise ne pensait pas forcément la même chose. Même si certains d’entre nous jouaient à des MMO, le genre était encore très nouveau dans l’industrie du jeu vidéo.

 


Pour la plupart des jeux, on arrive finalement à les terminer, puis on passe à autre chose.

Oui, et vous en aviez terminé. Eh bien, le concept même de MMO, ce n’est pas de ne pas pouvoir dire que vous avez battu ou terminé le jeu, mais de rencontrer de nombreux succès tout au long de celui-ci. En ce qui nous concerne, moi, Allen Adham – l’un des co-fondateurs, ainsi que d’autres membres de l’équipe – nous avions grandi avec EverQuest, Ultima Online et Meridian 59. Nous avions joué à Gemstone, un MUD (multi-user dungeon ou donjon pour utilisateurs multiples) en texte pour lequel nous dépensions 300 billets par mois. Nous savions que ce genre était sur le point de décoller, mais il nous restait à en convaincre l’entreprise.

 


Comment vous y êtes-vous pris ?

Ça a vraiment été difficile. Je pense que rien de ce que nous aurions pu leur dire les aurait convaincus. Il fallait que nous le leur montrions. Pour être honnête, pendant tout le développement, ce n’est qu’au cours de l’alpha interne, lorsque l’entreprise a pu jouer, que les gens se sont dit : « Waouh, maintenant je comprends. En fait, c’est vraiment sympa. » J’ai une petite anecdote très intéressante que j’aime partager, à propos de notre co-fondateur et vice-président exécutif du développement du jeu, Frank Pearce. À cette époque, c’était un des premiers à s’opposer au projet. Il était de ceux qui disaient : « Pourquoi est-ce que je voudrais jouer à ça ? Qui voudra payer quinze dollars pour ça ? Comment on fait pour gagner ? » Lorsque nous sommes entrés en phase de test alpha interne, il restait pour jouer le soir, il y passait tout son temps, même les week-ends. Et finalement, il nous a dit : « C’est vraiment sympa. » C’est à ce moment là que nous avons compris que nous y arriverions. Si nous arrivions à convaincre quelqu’un qui était totalement hermétique auparavant, jusqu’à être complètement conquis, nous avons réalisé que nous avions créé quelque chose de vraiment spécial.

 

 

World of Warcraft

 


À quel moment avez-vous commencé à penser : « ça va être énorme » ? Quand avez-vous réalisé que ce serait a) un succès et b) le succès fracassant que l’on connaît ?

C’est une bonne question. Nous n’avons pas envisagé les choses sous l’angle : « nous voulons des millions d’abonnés. » Notre état d’esprit, c’était plutôt : « faisons un jeu qui soit vraiment attrayant, qui propose des fonctionnalités durables, dans lequel on peut faire monter son personnage en niveau, jouer avec ses amis dans le monde entier, et vivre une expérience du MMO comme nous en avions vraiment envie. » J’en reviens toujours à la phase de test alpha, parce qu’à ce moment là, nous n’étions vraiment pas sûrs de nous. Nous nous demandions tout le temps : « est-ce qu’il va vraiment être bien ? » C’est une phase récurrente sur beaucoup de nos jeux. Il y a toujours un moment au cours du développement où nous perdons les perspectives de vue, lorsque nous avons été trop proches du projet, pendant trop longtemps, et nous nous disons alors : « ça ne va peut-être pas être si sympa », ou encore « ça n’a plus l’air si amusant que ça ». Nous sommes donc entrés en phase d’alpha test et toutes ces craintes sont remontées, du style « cette partie n’est pas terminée, celle-là non plus, cette partie-là est horrible, les gens vont la détester ». On se préparait à avoir des commentaires négatifs. Mais en fait, ça a très bien démarré, avec des retours très positifs des gens, comme « on s’amuse vraiment », « j’ai jamais joué à un jeu pareil », ou encore « c’est fantastique ». Nous nous sommes dit que comme c’était un test alpha pour les amis et la famille, c’était normal qu’ils nous répondent ça. Alors nous les avons un peu poussés, « allez, il doit bien y avoir des trucs mauvais ». Et nous nous sommes rendu compte qu’ils étaient vraiment honnêtes avec nous.

 

C’est une phase récurrente sur beaucoup de nos jeux. Il y a toujours un moment au cours du développement où nous perdons les perspectives de vue, lorsque nous avons été trop proches du projet, pendant trop longtemps, et nous nous disons alors : « ça ne va peut-être pas être si sympa », ou encore « ça n’a plus l’air si amusant que ça ».


Évidemment, il y avait des choses qui n’allaient pas dans World of Warcraft – je ne vais pas dire que le jeu était parfait, mais les gens passaient d’excellents moments avec. C’est pendant l’alpha que nous avons réellement réalisé sur quelles parties concentrer notre temps. Les gens comprenaient des éléments du jeu que nous pensions incompréhensibles, et ils n’ont pas fait de commentaires sur ces choses, donc nous avons su que nous avions fait du bon travail. Les retours nous ont vraiment aidés à saisir ce sur quoi nous devions travailler ensuite, et nous avons pu améliorer ce qu’ils n’ont pas aimé. Le test de l’alpha a duré un long moment – c’était en 2002, jusqu’en 2003.

 

 

Quels ont été les « grands succès » ? Quelles parties du jeu les gens ont-ils véritablement adoré, pour lesquelles ils vous ont fait des compliments ?

Surtout le système de risque/récompense. C’était la première fois qu’ils jouaient à un jeu dans le style de Diablo, avec ce point de vue, dans un monde aussi riche. Je pense que la première chose dont tout le monde a parlé est l’ajout de griffons dans le jeu, le fait de pouvoir voler d’un bout à l’autre du monde. C’était un moment « wow ». Ce qui a également impressionné les gens, c’est la nature homogène du monde. Il n’y avait pas beaucoup de chargements, et ils nous demandaient « comment avez-vous réussi à faire ça ? C’est un véritable exploit technique ! ».

Pour être honnête, nous avons travaillé à l’intuition – aucun de nous n’avait fait de MMO avant. Aucun de nous n’avait créé un jeu en 3D, ou travaillé dans un environnement en 3D – c’était une aventure toute nouvelle pour chacun de nous.

 

 

On dirait que ça a marché.

C’est un peu comme l’atterrissage sur la lune – une chose qui n’aurait jamais dû se produire, mais qui a eu lieu. C’est comme ça que je vois World of Warcraft. Je pourrais vous dire mécaniquement comment nous en sommes arrivés là, mais c’est juste incroyable que nous ayons réussi.

 

 

World of Warcraft (Avant le lancement)

 

 

Quels éléments culturels et dans l’équipe vous ont aidés à relever tous ces défis ?

Pour moi, la seule réponse est la candeur. Je crois que nous étions un peu innocents quand nous avons créé World of Warcraft – nous ne savions pas vraiment dans quoi nous nous engagions. Aborder un nouveau projet avec un esprit ouvert, neuf, cela vous permet d’accomplir des choses que vous n’auriez pas pu réaliser autrement. Vous ne savez tout simplement pas ce que vous ne pouvez ou ne devriez pas faire.

 


Quelles parties du jeu sont nées de cette naïveté et votre absence de cynisme ?

La nature ouverte et persistante des zones. À l’époque, de nombreux jeux étaient lourdement divisés en zones, mais nous étions les seuls à instancier nos donjons. La présence de l’hôtel des ventes était également un effort plutôt naïf – jusque-là, la plupart des jeux avaient des canaux de commerce ouverts, et nous avions peur qu’en intégrant ces hôtels de ventes, nous allions ruiner notre communauté. Sur les canaux de commerce, les gens postent la description des objets, ils se rencontrent, et c’est un peu une socialisation forcée. Cela a un côté positif, mais également un aspect gênant – que se passe-t-il si une personne vous arnaque, ou qu’il ne vient jamais ? Vous devez aussi être connecté en même temps que les autres marchands – c’était ce genre de choses que nous n’aimions pas dans le concept de canal de commerce. Quand nous en sommes venus à créer l’hôtel des ventes, nous ne savions pas vraiment comment nous allions faire avec nos serveurs, parce que ça représentait beaucoup de données à manipuler, mais nous nous sommes rendus compte que ça améliorait le jeu, et cela n’empêchait pas les gens d’interagir les uns avec les autres, car ils voulaient encore le faire.

 


Quel est votre bébé, votre grande idée dans World of Warcraft ? Quelle est la chose dont vous vous sentez le plus fier ? Ce serait légitime de dire « le jeu dans son ensemble », mais je me demande s’il y a une chose pour laquelle vous vous êtes battu, que vous vouliez absolument avoir dans le jeu.

Waouh, voilà une bonne question. Je vais essayer de répondre. Il ne s’agit pas vraiment du jeu – le jeu était une aventure à laquelle nous avons tous participé, et je n’ai pas vraiment eu à me battre pour imposer mes idées – nous avons tous essayé d’intégrer nos préférences. La chose dont je suis le plus fier, c’est l’équipe que nous avons créée, celle qui a fait ce jeu. Elle est composée de certaines des personnes les plus talentueuses avec lesquelles j’ai jamais travaillé, mais, en même temps, ces personnes n’avaient aucune expérience dans ce type de genre, et elles s’en sont quand même sorties. Voilà ce dont je suis le plus fier.

 


Pouvons-nous parler un peu de cette équipe ? Après The Burning Crusade, vous avez commencé à travailler avec une équipe différente – qu’est-ce qui vous manque par rapport à l’équipe de World of Warcraft ?

Ce sont les gens qui me manquent. Pour moi, il y a deux choses qui retiennent les gens dans une boîte de jeux vidéo. En premier les jeux et ensuite les collègues. Ce sont les deux choses que j’ai vraiment aimées quand je travaillais sur World of Warcraft. Quitter le jeu a été en fait plus facile pour moi que quitter mes collègues. Ce sont les gens avec qui j’ai sué sang et eau dans les tranchées pendant les cinq ans de développement et deux ans après le lancement du jeu. Ils sont devenus comme des membres de ma famille; ils vous soutiennent quand vous allez mal. Ce sont plus que des collègues – ils sont devenus de véritables amis.

 

 

Le repaire de l'Aile noire

 

 

Alors, exception faite des gens, qu’apportez-vous de votre travail sur World of Warcraft à votre nouvelle équipe ?

J’ai surtout retenu ce qu’il ne fallait pas faire et c’est ce que j’ai apporté à l’équipe. Même si World of Warcraft est devenu un énorme succès, nous avons fait de nombreuses erreurs en cours de route, et véritablement appris à les corriger. Je suis le premier à dire que le voyage n’a pas été de tout repos. Il y a eu des hauts et des bas. Nous avons pris de mauvaises directions. Et cette expérience est inestimable pour un autre MMO. C’est simplement quelque chose dont vous ne pouvez vraiment parler qu’une fois que vous l’avez fait.

 


Quand vous travailliez avec l’équipe World of Warcraft, est-ce que vous aviez des rituels ou autre chose qui puisse faire une anecdote intéressante ?

Chaque fois que nous lancions un produit, nous le célébrions au champagne – c’est quelque chose que tout le monde attendait toujours avec impatience. C’était à chaque fois très amusant. Tous les mois, nous faisions aussi un gâteau d’anniversaire – ça se fait dans toute l’entreprise, mais nous perpétuions une tradition qui remontait à mon arrivée chez Blizzard, celle de chanter une petite chanson. « Happy Birthday » est une chanson hyper connue, mais à Blizzard, on la chante un peu différemment. La version Blizzard provient de l’époque où nous étions une petite entreprise – nous n’étions pas de très bons chanteurs, donc tout le monde chantait selon sa tonalité et à sa propre vitesse. Nous devions juste chanter toutes les paroles – donc quand on nous écoutait, ça finissait par être une cacophonie de sons, un grand hurlement dissonant tout du long. C’était une drôle d’expérience pour chaque nouveau membre de l’équipe.

 


Bonne réponse. Je voudrais passer à des questions plus larges. La première et la plus importante est la suivante : « Qu’est-ce qui fait le succès de World of Warcraft ? » Il a ses propres canettes de soda, ses miniatures, ce n’est plus seulement un jeu – comment en est-on arrivé à ce point ?

C’est à cause du style de joueurs que nous sommes. Nous avions un groupe de joueurs tellement divers dans l’entreprise qui aimaient jouer à une grande variété de jeux différents – nous sommes connus pour nos jeux de stratégie en temps réel, mais nous aimons quand même jouer à tous les styles de jeux. Une partie du défi pour World of Warcraft est que nous avons essayé de faire un jeu pour tout le monde. Nous n’avons pas pu le faire pour tout le monde, mais nous avons essayé d’en faire un jeu aussi étendu et accessible que possible. L’analogie que j’utilise toujours est que nous ne voulions pas que World of Warcraft soit uniquement « bonnes récompenses, beaucoup de JcJ » ou « bonne exploration, bonnes quêtes » -- nous voulions que ça ressemble plus à un parc d’attraction. Quand vous vous rendez dans un parc d’attraction, vous avez des manèges, et des jeux de foire, mais vous avez également des attractions à sensation, des montagnes russes, etc. Nous voulions que World of Warcraft soit aussi intéressant – qu’il attire tous les gens qui se rendaient dans des parcs d’attraction. Nous voulions des quêtes, de l’exploration, des artisanats, des lieux pour se rencontrer, des donjons, du JcJ et des raids en masse. Donc, nous nous sommes concentrés sur une large gamme de ces types d’activités et ensuite, nous avons tenté de les rendre aussi profondes que possible. Pour moi, c’est la raison pour laquelle World of Warcraft est une telle réussite.

 

Nous voulions que World of Warcraft soit aussi intéressant – qu’il attire tous les gens qui se rendaient dans des parcs d’attraction.


Une autre partie du succès de World of Warcraft vient du style artistique choisi. Dans de nombreux jeux de l’époque, les graphiques en 3D prévalaient, les gens essayaient de créer des graphiques à la pointe de la 3D, et le problème est qu’ils ne le restent qu’un an. L’année suivante, il y a toujours quelque chose de nouveau – et ça, si votre ordinateur peut encore les supporter. Nous avons décidé que nous ne voulions pas suivre ce chemin – nous voulions vraiment créer un style artistique qui ne vieillisse pas. Le graphisme que nous apprécions le plus est plus stylisé, plus 2D, et moins réaliste. Nous savions que nous n’avions pas besoin d’un tas de fanfreluches pour donner au jeu l’apparence que nous souhaitions. Créer des graphismes comme nous l’avons fait dans World of Warcraft l’a rendu plus accessible. Si un jeu d’aspect réaliste est lancé, vous et moi – les « core gamers » -- allons certainement l’essayer, mais ma mère, ma sœur et les personnes comme elles ne vont pas forcément le choisir parce qu’il a l’air trop difficile ou trop réaliste. Quelque chose qui est un peu plus au second degré ou un peu plus original peut attirer un éventail plus large de joueuse.

 

 

Concept de golem des moissons

 

 

Est-ce que cette spirale du succès a créé une pression pour intégrer de plus en plus de trucs pour répondre à cette approche de parc d’attraction ? Où placez-vous la limite ?

Oui et non. Nous voulons toujours en faire plus pour que le jeu soit plus attractif, mais en même temps, il y a des limites que nous ne voulons pas dépasser. Nous sommes encore en train de chercher cet équilibre aujourd’hui. Ça fait cinq ans, et nous tentons encore de conserver l’intégrité du jeu. Nous essayons d’être très prudents à propos des choses que nous incluons. Une de nos valeurs est « le gameplay avant tout », ce qui signifie que si un ajout n’apporte pas quelque chose d’amusant ou d’attractif pour nos joueurs, ce n’est pas important pour le jeu.

 


Excellente réponse. S’est-il passé quelque chose pendant le développement de World of Warcraft qui vous a totalement surpris ?

Oh, de nombreuses choses. Quand nous avons lancé le jeu, le leader de la branche comptait un maximum de 450 000 inscriptions à l’époque, et nous avons pensé « Ça fait beaucoup d’abonnés, ça pourrait bien être un succès ». Nous voulions au moins en faire autant, mais nous avons visé le double, voire un peu plus. Nous pensions « Visons haut, essayons de placer la barre très haut ». Nous avons défini un objectif d’un million de joueurs au bout d’un an après le lancement du jeu. Eh bien, nous l’avons lancé et dès le premier mois, nous avions déjà atteint ce chiffre.

    Le plus fou, c’est que nous avions un plan sur la façon dont nous allions déployer le matériel des royaumes : il allait être déployé à telle fréquence, et nous avions acheté tous ces systèmes en pensant « on est super bien préparé, on va avoir le lancement le plus génial au monde ». Nous avions 100 serveurs qui devaient être déployés sur 12 mois, et nous avons fini par les déployer tous le premier mois. Nous ne pouvions tout simplement pas satisfaire la demande.

 


En étudiant The Burning Crusade, on voit que des éléments de World of Warcraft ont changé – la progression et la montée en niveau, le JcJ et les arènes, l’ajout de châsses et de glyphes, la modification du niveau maximum. Quel est d’après vous le changement philosophique le plus important depuis le premier jour jusqu’au jour où vous avez quitté l’équipe ?

Je dirais probablement le JcJ. Nous avons fait pas mal de choses avec le JcJ pour le rendre plus pertinent et intéressant pour les joueurs. Dès le départ, nous avions une idée de ce que nous voulions faire avec le JcJ, mais nous l’avons menée à son terme que bien plus tard. Nous avons essayé plusieurs choses en chemin avec le système d’honneur et les champs de bataille des débuts, et les révisions sont à la base de l’identité de Blizzard. Nous ne pouvions pas nous contenter de ce qui existait déjà, nous devions l’améliorer, revoir encore et encore notre copie, écouter les retours de nos joueurs et le rendre meilleur.

Ce que nous faisons pour Cataclysm me rend vraiment très fier. En retournant dans l’ancien monde, nous croyons que nous pouvons l’améliorer en utilisant plusieurs choses que nous avons apprises avec les deux extensions précédentes. La technologie a un peu évolué, nous avons une bien meilleure compréhension du cycle de développement, et nous faisons un meilleur travail en général pour le développement de nouveau contenu. Cataclysm va être une énorme amélioration du jeu dans son ensemble. On peut en fait voir sous un nouveau jour toutes ces zones de l’ancien monde, que tout le monde a en quelque sorte abandonné en faveur de l’Outreterre et du Norfendre.

 


Y a-t-il une relique de l’ancien monde qui vous enthousiasme tout particulièrement ?

Je dois dire que ma zone favorite est toujours Strangleronce parce qu’elle contient la première jungle que nous avons faite. Quand nous avons conçu cette région, nous avons vraiment beaucoup joué avec les graphismes et vu encore plus de richesse s’en dégager, et cela a fini par être une zone vraiment grande.

 

 

Vallée de Strangleronce

 

 

Avez-vous un moment préféré de World of Warcraft en tant que joueur ?

Oui. En fait, j’en ai deux – tout d’abord, quand nous avons battu Onyxia, et ensuite, quand nous avons vaincu Ragnaros au Cœur du Magma. Pour de nombreuses personnes, c’est probablement un moment mémorable également, mais pour moi, ça l’est encore plus. Nous avons développé et testé ces zones, et les gens pensent « Oh, ouais, ils l’ont testée, ils la connaissent par cœur, ils vont la passer les yeux fermés… » Je ne me rappelle pas le nombre de fois où nous sommes tous morts, mais nous cherchions des stratégies de joueurs sur les forums, même si nous savions comment la rencontre était réglée ! Au moment où nous avons réussi, tout le monde dans le groupe a ressenti un fort sentiment de réussite ; c’était comme si nous jouions au jeu de quelqu’un d’autre. C’était très important que nous puissions ressentir ce genre de chose pour notre jeu.

En dehors du jeu, je dirais que c’était la séance de dédicaces chez Fry’s Electronics qui m’a marquée ; nous avions peur que personne ne vienne, mais lorsque nous sommes arrivés, il y avait des milliers de personnes autour du bâtiment, des gens venus de tout le pays, voire même de l’étranger, rien que pour venir à cette séance de dédicaces. C’était le genre d’expérience qui pousse à l’humilité. Nous sommes restés jusqu’à 5 ou 6 heures du matin, nous sommes tombés à court de boîtes de jeu et nous avons dû envoyer une voiture au bureau en chercher d’autres dans nos propres réserves. Le truc, c’est que je voulais que tous ceux qui s’étaient déplacés reçoivent quelque chose, une signature ou autre… Mais c’était vraiment sympa. C’était très gratifiant, comme lorsque vous préparez un bon plat pour des invités ; on n’a pas l’impression que c’est du travail.

 


Pouvez-vous nous dire quel a été le moment le plus marquant dans votre travail sur World of Warcraft ?

Je ne suis pas certain qu’on puisse dire que ça concerne vraiment le jeu, mais le moment le plus marquant pour moi, ça a été la première BlizzCon après le lancement de WoW. Aux débuts de l’entreprise, nous nous sommes rendus au CES, le Consumer Electronics Show – nous travaillions sur Warcraft: Orcs & Humans. Nous avions un stand de trois mètres sur trois, meublé d’une desserte sur laquelle trônait une télé 91 cm diffusant la cinématique. Nous étions quelques uns à assurer une permanence sur le stand, dans nos chemises Blizzard, et des personnes ont commencé à venir nous poser de questions : d’abord cinq, puis dix, puis toute une foule ; et nous étions là, intimidés, à nous dire « c’est trop cool, on fait des jeux vidéo et on a un STAND ! ». Lors de la première BlizzCon, dix mille personnes sont venues à l’Anaheim Convention Center ; lorsque j’ai débuté dans l’entreprise, je n’aurais jamais imaginé que dix ou douze ans plus tard, j’en arriverais là, que je discuterais avec dix mille membres de notre communauté.Nous aurions probablement pu inviter vingt ou trente mille visiteurs à la vitesse à laquelle se sont vendus les billets ; c’était surréaliste. Nous n’avons jamais embrassé cette carrière parce que nous voulions devenir des stars, nous sommes avant tout des joueurs et nous voulions créer des jeux que nous apprécierions et auxquels le public aimerait jouer. Parler à la communauté et entendre leur admiration pour le jeu que nous avions créé, c’était fantastique, et une vraie leçon d'humilité. Tout le travail, la sueur, le sang, les larmes, les hauts et les bas, ces cinq années de développement, nous étions récompensés pour tout ça. Ça a probablement été mon moment le plus fort.

 

...lorsque j’ai débuté dans l’entreprise, je n’aurais jamais imaginé que dix ou douze ans plus tard, j’en arriverais là, que je discuterais avec dix mille membres de notre communauté.


À votre avis, quel héritage World of Warcraft laissera-t-il derrière lui ? Quand, dans vingt ans, des gens consulteront des livres sur le développement des jeux vidéo et qu’ils arriveront à la page de WoW, que pourront-ils lire dessus ?

Il y a tellement de choses, des choses que je ne peux pas deviner sur les dix ou vingt prochaines années. Ce que je peux dire, c’est que nous avons redonné un second souffle à un genre que les gens trouvaient trop cher et pas assez lucratif pour s’y consacrer. À l’époque, de nombreuses sociétés s’essayaient aux MMORPG avec des succès modestes. Lorsque World of Warcraft a conquis des millions d’abonnés au bout de cinq ans, les gens se sont rendus compte des possibilités offertes. Quand vous faites les choses bien, que vous allez dans la direction qui rappelle les parcs d’attraction, dans un environnement ouvert et attrayant, les possibilités sont extraordinaires.

Un autre truc génial, à propos de World of Warcraft, c’est que ce jeu a contribué à rassembler les gens. J’entends régulièrement des histoires de familles dont la mère vit sur la côte est et le fils sur la côte ouest et qui ont trouvé le moyen de communiquer par le jeu. J’entends également des histoires de personnes qui rencontrent leur conjoint dans WoW. Nous n’avons pas créé un service de rencontre ou de téléphonie, nous avons créé un jeu, mais en fin de compte, c’est devenu bien plus que ça. Très souvent, les gens ne se connectent pas uniquement pour rendre une quête ou tuer un gnoll, non, ils se connectent pour savoir ce que sont en train de faire leurs amis. C’est probablement le meilleur héritage de ce type de jeu : vous jouez à un jeu qui est également une véritable expérience sociale.


Merci, Shane.