Rémy « Llewellys » Chanson fait partie du paysage esportif français depuis plus d'une décennie et occupe aujourd'hui le poste de président de la fameuse ArmaTeam. La rédac' a profité de sa sélection parmi les « 50 personnalités françaises qui feront l'esport en 2024 » proposée par Gaming Campus & *aAa* pour lui poser quelques questions. Entretien.

Evolution de l'esport, développement d'ArmaTeam et économie du secteur : entretien avec Llewellys

À tes yeux, quelles sont les trois plus importantes différences entre l'esport des années 2000 et celui des années 2020 ?

La première différence que je vois est que, dans les années 2000, les joueurs n'étaient pas professionnels, donc les carrières en France étaient courtes. Les joueurs étaient souvent des étudiants qui prenaient 1 ou 2 années sabbatiques, et une fois le haut niveau atteint, travaillaient tout en essayant de conserver un bon niveau de jeu pour gratter quelques podiums ici ou là.
Malheureusement, l'écart avec la Corée du Sud, où les joueurs étaient professionnels, ou les pays de l'Est, où le niveau de vie étant plus faible, les cashprizes suffisaient pour faire de l'esport l'activité principale, devenait de plus en plus important au fur et à mesure qu'on s'éloignait de la sortie du jeu.

La seconde différence est sur le rôle de l'éditeur. En effet, celui-ci ne se considérait pas comme un organisateur, donc d'une part, il n'y avait pas de circuit officiel, ni de ligue franchisée comme aujourd'hui, et d'autre part, cela laissait la possibilité à des tiers d'organiser des tournois comme les WCGs et l'ESWC. Le circuit était donc très différent et moins cloisonné. Les clubs multigaming allaient aux événements avec leurs différentes équipes. Il y avait donc beaucoup plus de liens entre les joueurs des différents jeux, beaucoup plus de déplacements pour aller en LAN.

La troisième différence est sur l'acceptation de l'esport par la société française. En effet, à l'époque, l'esport était mal considéré, souvent ridiculisé dans les médias, alors qu'aujourd'hui, l'audience s'est suffisamment développée, que ce soit via Twitch ou même dans les médias généralistes (quasiment tous les journaux ont un spécialiste jeux vidéo / esport), ce qui a amené aussi une reconnaissance institutionnelle (ministère des Sports, CIO,...).

Aujourd'hui, l'image de l'esport a évolué, la discipline est davantage prise au sérieux. ArmaTeam organise par exemple des événements avec différentes villes de la région parisienne. Peux-tu nous expliquer le concept et les objectifs de ceux-ci ?

Les collectivités ont dans leur mission d'accompagner des événements sur leur territoire pour leurs habitants et leur rôle est d'essayer de toucher toutes les catégories d'âge. Seulement, la majorité des collectivités se sont rendues compte qu'elles touchaient peu le public 15-25 ans. Elles arrivaient facilement à toucher les scolaires jusqu'au collège et la génération des parents, qui ont plus de 30 ans, avec des expos culturelles (peinture, sculpture,...). L'esport commence à être vu comme un moyen de faire venir ce public lycéen / étudiant / jeune travailleur et c'est pourquoi avec ArmaTeam, nous proposons aux collectivités d'organiser des événements qui touchent ce public via des compétitions esportives. Pour nous, c'est clairement un moyen de créer des tournois en présentiel et d'aller à rebours de la tendance qui est de multiplier les événements en ligne et de délaisser les événements physiques, que nous considérons comme indispensables.

Comment as-tu eu l'idée de proposer cela aux collectivités territoriales ?

Quand on pense à l'esport avec les collectivités territoriales, on pense à la Gamers Assembly. La GA s'est lancée en même temps que de nombreuses autres LANs, mais c'est la seule qui a survécu grâce à son lien très fort avec la ville de Poitiers et est devenue un modèle de par sa longévité (plus de 20 ans). Cependant, le modèle ne s'est pas vraiment multiplié, car la GA, en plus de son lien avec la collectivité, a réussi à résoudre la bonne équation (des coûts RH pas trop importants car portée par une association Futurolan de plusieurs centaines de membres et un niveau technique très élevé car possédant des membres ayant une très grande expertise au niveau du réseau internet et de la production audiovisuelle (coucou Vince et Olrik).

Donc pour revenir à la question, c'est pourquoi, en région parisienne, aucune LAN d'importance, n'a pu se créer et durer dans le temps. Des projets ont été imaginés, mais rien n'en est vraiment sorti, c'est devenu un véritable serpent de mer.

De mon côté, j'ai été mis en relation par Blizzard avec la ville de Versailles en 2017, qui souhaitait organiser un événement sur les jeux Blizzard, puisque leur siège européen était installé sur la ville. De fil en aiguille, cela a donné l'Arma Cup Versailles, début 2018 (nous préparons d'ailleurs la 6e édition en mars). À ce moment-là, je pensais que c'était possible, uniquement car Versailles était une grande ville et qu'il y avait une envie d'événement qui dépassait le cadre de l'esport. D'édition en édition, je me suis rendu compte que l'Arma Cup apportait à la ville, une réponse à son besoin de toucher les 15-25 ans et je me suis dit, que nous pourrions le proposer à d'autres collectivités de grande taille. Le déclic a été l'organisation du premier Kings of Fields avec le CDFAS et le département du Val d'Oise. J'ai d'une part senti un grand potentiel sur le lieu et je me suis dit qu'enfin, cela pourrait être l'endroit où se déroulerait dans quelques années la fameuse grande LAN d'Île-de-France et d'autre part, le maire de Méry-sur-Oise, commune de 9 500 habitants, est venu en spectateur et m'a demandé d'organiser un événement esportif pour 2022 dans sa commune. Celui-ci a été un succès et je me suis donc dit que toutes les villes pouvaient organiser leur événement esportif et non pas uniquement les grosses collectivités.


La mairie de Meaux a accueilli l'un des événements organisés par ArmaTeam cette année (c) ArmaTeam

ArmaTeam est aussi présente dans certains collèges et lycées de France. Peux-tu nous en dire un peu plus ?

Gaëlle Houssein (la mère de Corentin "Gotaga" Houssein) a toujours émis le souhait d'intégrer l'esport dans les collèges et en avait discuté avec l'Académie de Versailles qui souhaitait expérimenter l'esport dans les établissements scolaires. Un groupe de travail a été constitué avec Nicolas Besombes pour la partie recherche, Yann Leroux pour la partie psychologique et moi pour la partie esportive. La DANE (délégation académique au numérique éducatif) de l'académie de Versailles nous a mis en relation avec Seine et Yvelines Numérique (SYN) qui travaille pour le département des Yvelines sur les projets innovants. Nous avons donc lancé un programme ambitieux dans 3 collèges avec la mise en place d'ateliers esportifs hebdomadaires et une compétition inter-établissement à la fin de l'année en partenariat avec SYN. Des soucis sont assez vite arrivés car c'était vraiment la rencontre de deux mondes très différents, ce qui a nécessité beaucoup plus de gestion et de logistique que prévu pour que le projet ne s'arrête pas dès les premières semaines. Je me suis donc impliqué personnellement en animant les ateliers à Trappes au collège Youri Gagarine pendant 6 mois et cela m'a permis de beaucoup mieux comprendre les problématiques auxquels le projet devait faire face et j'ai pu former en conséquence des intervenants pour les collèges des Mureaux et de Chatou. Le premier événement inter-établissement de fin d'année a été un véritable bol d'air frais porté par le dynamisme des élèves et des professeurs (qui ont remporté le tournoi sur League of Legends, d'ailleurs) et m'a conforté dans l'idée que c'était un projet qui méritait qu'on se décarcasse. La deuxième année a permis de dérouler avec des établissements impliqués et conscients des enjeux, ainsi que des professeurs formés.

C'est dans cet état d'esprit que nous avons répondu à un Appel à Manifestation d'Intérêt France 2030 sur l'innovation dans la forme scolaire, nous permettant de co-financer un projet encore plus ambitieux d'une durée de 5 ans dans 20 établissements (collèges et lycées) qui a démarré, il y a 1 mois. Ce dispositif sert de terrain de recherche à un doctorant sur l'impact des ateliers sur le développement des apprentissages des jeunes et sur la vie scolaire et qui va écrire sa thèse dessus.

Nous voyons de plus en plus de clubs esport qui varient leurs activités afin de se développer économiquement. Penses-tu que l'esport "pur" pourra trouver un jour un business model viable en France ?

L'activité "club esport" n'est pas rentable actuellement et la majorité des clubs de haut niveau aujourd'hui font appel à des levées de fonds pour pouvoir perdurer. Je pensais que le modèle LDLC, qui reposait sur l'idée que, oui, le club était déficitaire, mais qu'il servait de vitrine à une marque et que l'argent dépensé dans le club avait plus d'impact que de l'affichage publicitaire (médias) sur la cible souhaitée, était le plus rationnel. Cependant, avec l'annonce de la fin du club cet été, j'ai dû me rendre à l'évidence que même ce modèle était encore trop prématuré (contrairement à la Corée du Sud, par exemple, avec T1).

Donc, en France, il reste le nouveau modèle, porté par un influenceur de renom (KC, M8, Aegis), seulement j'ai du mal à discerner au niveau du sponsoring ce qui est directement lié au club esportif et ce qui est plutôt lié à la visibilité de l'influenceur. Concernant KC, le plus bel exemple de ces dernières années, j'ai la sensation que Kamel a réussi à faire de KC quelque chose de plus grand que lui et que, même s'il a totalement porté la visibilité des premières années vis-à-vis des sponsors, aujourd'hui la puissance de KC se suffit à elle-même pour attirer des sponsors. Donc, oui, ils montrent une voie d'un esport pur comme business model viable, même si extrêmement difficile à reproduire.

Néanmoins, je nuancerai quand même avec les deux dernières annonces : la première, ils ont dû, eux aussi, passer par la levée de fonds pour le spot LEC, ce qui signifie que le passage international doit malheureusement forcément passer par une levée de fonds, en espérant pour eux, qu'elles ne servent qu'à financer l'achat du spot et non pas à entretenir des coûts plus élevés de fonctionnement que de recettes ; et la seconde, avec l'arrêt de Trackmania et Smash (+ l'arrêt de 24h de TFT), que même une structure comme KC a du mal à trouver des sponsors, même sur certains jeux où ils excellent, donc que c'est vraiment difficile pour tout le monde.


Rémy « Llewellys » Chanson fait partie des « 50 personnalités qui feront l'esport en 2024 »

As-tu des nouveaux projets dans les cartons pour 2024 ?

Je dirais que le focus de l'année 2024 sera moins sur les nouveaux projets que sur la réussite du passage à l'échelle, que ce soit en termes de structuration, que de formation des nouveaux collaborateurs aT. Pour donner une idée, nous avions organisé 3 événements esportifs en 2021, 8 en 2022, 22 en 2023 et sûrement plus d'une trentaine en 2024. Au niveau des établissements scolaires, nous passons de 3 collèges en 2021-2022 sur un département, à 5 en 2022-2023 sur deux départements à 28 en 2023-2024 sur cinq départements. Ce n'est pas si simple de scaler, cela nécessite beaucoup de rigueur et que je puisse davantage déléguer. Toutefois, en termes événementiels, même si ce n'est pas vraiment une "nouveauté", le passage du tournoi inter-établissement de 120 à 750 élèves va quand même être incroyable.

Que peut-on souhaiter à ArmaTeam pour l'année à venir ?

De réussir à tenir la cadence, qui sera très élevée, mais je pense que les deux objectifs principaux qui sont fixés, à savoir :
- proposer à la scène esportive francilienne des compétitions régulièrement et sur l'ensemble de l'Île-de-France pour permettre à tout joueur d'avoir un événement à côté de chez lui ;
- concilier esport et éducation pour permettre un jour des cours d'esport dans le programme scolaire, ce qui est, je pense, un peu le rêve de tous les anciens gamers qui auraient adoré connaître cela, lorsqu'ils étaient au collège/lycée.