Durant près de quatre heures dans l'émission Zack en Roue Libre, Targamas est revenu sur sa carrière, de ses débuts amateurs à son retour chez la Karmine Corp. Une interview fleuve où le support belge évoque ses choix, ses doutes, son rapport à l’image, au jeu, et à lui-même.

Targamas : Une trajectoire singulière, entre rigueur scolaire et passion spontanée

Avant de devenir un joueur reconnu sur la scène européenne, Targamas est d’abord un adolescent belge plongé dans un cadre familial atypique. Né à Bruxelles, il grandit dans une famille où ses parents, tous deux indépendants, travaillent depuis la maison. Une configuration qui lui offre beaucoup de liberté, mais dans un environnement où la réussite scolaire reste un repère important.

« Mes parents étaient en télétravail avant même que ce soit un mot à la mode. Ils avaient des horaires souples, pas de patron, mais ils bossaient beaucoup. C’était assez libre à la maison, tant qu’on bossait à l’école », raconte-t-il. Son frère aîné, sa sœur et lui ont tous été encouragés à poursuivre des études longues. Et même lorsque l’esport entre dans l’équation, cette exigence éducative reste centrale.

Lorsqu’une première opportunité de jouer chez Giants se présente en 2018, la mère de Targamas se montre enthousiaste. Le père, plus prudent, accepte à condition qu’un deal soit respecté : « Il m’a dit : ‘Ok, mais tu repasses ton bac en candidat libre si ça marche pas.’ » Targamas accepte. « C’était un bon compromis. C’était pas un non, c’était un oui avec une clause. »

Études brillantes, désintérêt pour l’école

Avant de devenir joueur pro, Raphaël est un élève intelligent mais détaché. Il se décrit comme un "élève de fond de classe", qui parle peu, dort souvent mais écoute juste assez pour comprendre les maths et la physique. Cette méthode lui permet d’obtenir de bons résultats avec un investissement minimal. « Je ne foutais rien chez moi, je dormais en cours sauf en maths/physique, mais je comprenais vite. »

Après le lycée, il s’inscrit en école d’ingénieur de gestion à l’Université libre de Bruxelles. Il réussit sa première année sans problème. « Mais la deuxième année, j’ai décroché. Il y avait un cours où on devait apprendre 200 pages de droit, c’était trop pour moi. Je n’arrivais plus à me forcer. » L’intérêt pour les jeux et la compétition prend alors le dessus.

L’ascension en soloQ, du compte de son frère au top ladder

Le pseudonyme Targamas, comme beaucoup d’histoires de pseudo, n’a rien de prémédité. « Mon frère jouait à LoL avant moi. Il a vite arrêté, mais son compte avait beaucoup de champions. Donc j’ai juste pris le compte, et gardé le pseudo. » Le jeune Raphaël commence à jouer vers 2011. Il a 11 ans, et comme beaucoup, il débute sans trop comprendre ce qu’il fait.

Il atteint Gold en saison 3, puis monte rapidement jusqu’à Diamant lors de la présaison. « La saison 4, je la finis Master. Et la saison 5, Challenger. J’avais 15 ans. » À ce moment-là, il commence à se dire que quelque chose est possible. Sans coach, sans structure, il apprend à lire le jeu en jouant. Et surtout, en regardant ceux qui le font mieux que lui. « J’étais beaucoup sur les streams, et j’adorais essayer de comprendre pourquoi les mecs faisaient tel move, tel roam. » Il développe un instinct analytique, qui devient vite sa plus grande force.

La scène amateur : Glory4Gamers, ESL, LAN Poitiers

Avant l’époque des ligues franchisées et des structures salariales, la scène française était un vivier d’initiatives. Targamas y fait ses armes, à coups de tournois en ligne et de petits cashprizes. Il se fait remarquer sur ESL, Glory4Gamers, ou même sur TeamSpeak, à l’époque où les recruteurs cherchaient encore leurs joueurs sur des forums.

L’un de ses premiers faits d’armes : une LAN à Poitiers, en 2016, où il joue avec Saken, Marex, Tiger et Shemek. « J’avais tout juste 16 ans. On part à Poitiers, je suis accompagné par ma sœur et mon beau-frère. Et on bat Millenium et Melty. Les deux meilleures équipes FR. » Il ne se souvient pas de son niveau de jeu : « J’étais nul. Je jouais Braum, j’envoyais mon bouclier et j’essayais de pas mourir. » Mais cette victoire le marque : elle prouve que lui et ses coéquipiers peuvent battre les meilleurs, même sans structure.

GamersOrigin : domination LFL et premières vraies routines pro

En 2017, il rejoint GamersOrigin, alors en pleine construction. C’est sa première vraie équipe semi-pro. « On était payés 300 balles, mais on gagnait tout. LDLC, Millenium, on les battait. Et eux, ils avaient des salaires de plusieurs milliers d’euros. » Il joue aux côtés de Tonnerre, Bluerzor et Shemek, un toplaner qu’il cite encore comme l’un des plus brillants qu’il ait côtoyé.

« Shemek, c’était un génie. Il regardait les soloQ coréennes tous les jours. C’est lui qui m’a parlé de Nuguri et Canna bien avant qu’ils arrivent au top. » L’équipe fonctionne bien, et pose pour Targamas les bases d’un vrai rythme de joueur pro : analyse, VOD review, stratégie collective. Il apprend aussi ce qu’est une équipe soudée, une synergie en dehors du jeu.

Targames sur la scène du LEC

GIANTS 2018 : LE PREMIER SAUT EN LEC

Fin 2017, alors qu’il dispute un tournoi à Lausanne, Targamas reçoit un message de dernière minute : Giants cherche un support, en urgence. La structure espagnole vient de vendre son roster à Vitality et doit reconstruire en quelques jours. Raphaël n’a que 17 ans, mais accepte sans hésiter. « C’était pas du tout prévu. Je suis à Lausanne, je fais un tournoi, je suis pas prêt. Mais je reçois le message et je me dis : ouais, j’y vais. » Il débarque à Berlin du jour au lendemain, sans préparation, dans une maison remplie de vétérans. Et très vite, il comprend que l’environnement n’est pas optimal. « C’était un peu colonie de vacances. Pas beaucoup de rigueur, pas vraiment de cadre. On gagne nos quatre premières games, puis on perd tout. »

Giants termine dernier du Spring Split. L’équipe est dissoute aussi vite qu’elle a été montée. Targamas en ressort lucide. « C’est un moment où j’ai compris que j’étais pas prêt. Pas professionnel, pas structuré. J’avais 17 piges, j’étais le petit jeune dans une équipe de vieux. Je foutais rien, mais eux non plus. » À l’époque, ses parents s’inquiètent, mais ne bloquent pas l’aventure. Sa mère l’encourage, son père impose une condition : « Il m’a dit : ‘Ok, mais tu repasses ton bac en candidat libre si ça marche pas.’ C’était pas un non, c’était un oui avec une clause. » Après ce premier saut raté en LEC, il rentre à Bruxelles. Il reprend brièvement les études, mais garde l’idée du jeu en tête. Une étape d’humilité, qui ne l’a jamais fait douter de ses capacités, mais qui marque un tournant dans sa manière de concevoir la compétition.

Misfits Premier, puis Karmine Corp : une période décisive

Après l’épisode Giants et un bref retour à Bruxelles, Targamas reprend ses études à l’ULB. Mais très vite, il décroche. L’envie de rejouer revient naturellement. Il ne repart pas directement en LEC : il retourne sur la scène française, chez Misfits Premier. Il y passe l’année 2020, dans une formation compétitive, entouré de bons joueurs. Il retrouve une routine plus saine, un cadre structuré, une équipe ambitieuse. « J’étais content de retrouver ce niveau-là, sans être dans le stress permanent du top niveau. » Ce retour en LFL le relance mentalement.

En 2021, il rejoint Karmine Corp. Le projet est encore jeune, mais déjà ambitieux. Il y retrouve des anciens, des amis, des coéquipiers avec qui il sent une vraie affinité. L’alchimie prend rapidement, sur et en dehors du terrain. KC domine le segment français, puis brille aux European Masters. Targamas fait partie de la première génération de joueurs à soulever le trophée sous le maillot bleu. « L’année chez KC, c’était celle où j’ai rejoué avec plaisir. On avait une vraie dynamique, on bossait sérieusement mais sans se prendre la tête. Et l’ambiance avec les fans, c’était nouveau. » Ce run 2021 avec la Karmine Corp marque un tournant. Il remet Targamas sur le radar européen et lui offre une porte d’entrée vers une nouvelle opportunité en LEC. Cette fois, dans des conditions totalement différentes.

G2 : le sommet et l’après

Fin 2021, après une année réussie chez Karmine Corp, Targamas franchit un cap en rejoignant G2 Esports. C’est l’une des structures les plus prestigieuses d’Europe, au fonctionnement millimétré, à l’ambition assumée. Dès son arrivée, le ton est donné. Il entre dans un environnement très structuré, avec des attentes très claires. « Chez G2, c’était carré. Tu gagnes, tu restes. Tu perds, tu dégages. Tout est ultra pro, mais t’as pas ce truc humain. C’est pas familial. » Il ne remet pas en cause le sérieux de l’organisation, ni même ses méthodes, mais souligne que ce fonctionnement ne lui convient pas sur le long terme. Il remporte le Spring Split 2022, atteint les Worlds la même année. C’est, en apparence, le sommet de sa carrière.

Mais en coulisses, le sentiment d’usure s’installe. Il parle d’un cycle mental qui s’épuise : « À un moment, je lançais soloQ et je me disais : à quoi bon ? Je gagnais, j’étais pas content. Je perdais, j’étais juste énervé. » Il évoque aussi la solitude dans certains moments clés. « Le suivi mental, dans les équipes, c’est souvent juste un nom sur Discord. T’as un “mental coach”, mais personne te parle vraiment. » Il se sent vide, mécanique. Plus rien n’a de goût. Les jours se répètent. Quand l’aventure s’arrête, il ne cherche pas à s’accrocher. Il veut comprendre pourquoi il joue, avant de chercher où. « Je me suis posé. Je voulais pas juste continuer pour le chèque. Je voulais comprendre pourquoi je jouais. » Il refuse de replonger dans un cycle sans sens.

Ce passage chez G2 lui a permis de gagner, d’apprendre, mais aussi de tracer des limites. Il sait désormais ce qu’il attend d’une structure, d’un projet, d’un environnement de travail. Et c’est dans cette logique qu’il envisage de revenir là où tout avait recommencé pour lui : la Karmine Corp.

Excel, tensions, sanctions et lettre de rupture

Après son année chez G2, Targamas signe chez Excel en 2023. Le contexte a changé : il est plus expérimenté, mais il sent vite que l’alchimie n’est pas là. « C’était un roster mal construit. Des mecs habitués à briller seuls, mais sans alchimie. On a essayé de recoller les morceaux, mais ça partait déjà en vrille. » Il forme pourtant un duo solide avec Patrik, mais le projet s’essouffle très vite. En coulisses, les relations avec l’organisation deviennent tendues. « Même leur vidéo d’annonce, c’était gênant. Odoamne choisissait Mikyx en premier, mais comme il était pas dispo, il “cliquait” sur moi. » Après une série de résultats décevants, il est benché. La suite vire au conflit.

« Ils me demandaient 50 games de soloQ par semaine, je les faisais. Ensuite, ils m’ont imposé 40 heures de stream hebdo. Moi je suis pas streamer, je suis joueur pro. C’était n’importe quoi. » Il raconte que les mails deviennent menaçants. Des amendes s’accumulent. Il consulte un avocat. « Un jour, je reçois un C4 chez moi. Une vraie lettre de licenciement. On s’y attendait, mais ça fait quand même un choc. » Il reçoit le courrier en Belgique, chez ses parents. « Je rigolais. Pas de joie, hein. Juste parce qu’ils l’ont vraiment fait. » Il envisage un temps une procédure juridique. Il aurait pu toucher son salaire jusqu’à la fin du contrat, mais refuse d’aller au clash. « J’avais pas envie de vivre ça pendant un an. Je voulais avancer. »

Les joueurs KC

Retour à la Karmine Corp : « Je savais pourquoi je revenais »

Après sa sortie d’Excel, Targamas prend le temps de réfléchir. Il est libre, mais désabusé. Les options sont là, mais aucune ne l’enthousiasme. C’est finalement la Karmine Corp qui revient dans la discussion. Pour lui, c’est une évidence. « J’avais pas envie de rejouer juste pour être dans une ligue. Je voulais pas être un mec cramé qui prend un dernier contrat. Je voulais que ça ait du sens. » Il discute avec Kameto, sent que le projet est cohérent, humain, différent. « C’était pas “tu veux jouer ?” C’était : est-ce que t’as envie de jouer avec ces gars-là ? Est-ce que t’as envie de t’investir dans ça ? » Il connaît déjà certains des joueurs, il sait à quoi s’attendre sur le plan humain. Il signe sans hésiter.

« KC, c’est un kiff. Tu joues avec des mecs que t’aimes bien. 113, Cabochard, Caliste… c’est des potes, pas juste des collègues. » Il retrouve le plaisir d’être ensemble, de se battre pour quelque chose qui dépasse la game elle-même. Il évoque l’ambiance des matchs, l’intensité du public. « Tu rentres, y’a deux mille personnes qui crient. Tu sens que ça a du sens. » Il veut aussi casser l’image du joueur “du passé” qui revient juste parce qu’il n’a plus d’options. « Je suis pas revenu pour refaire ce que j’ai déjà fait. Je suis revenu pour progresser, avec des gens en qui j’ai confiance. » Le cadre est exigeant, mais humain. Il retrouve une forme d’équilibre, loin de la pression mécanique des grosses structures LEC. « C’est pas plus facile, mais c’est plus clair. Tu sais pourquoi tu te lèves, pourquoi tu te connectes. Et ça change tout. »

Le rôle dans l’équipe et son approche du jeu

Targamas a une approche très personnelle du rôle de support. Pour lui, ce n’est pas un rôle mécanique, mais un rôle d’adaptation. Il joue en fonction du rythme du jungler, de la position du mid, de la nature du botlane adverse. « Je suis pas un joueur qui carry en mécaniques. Je joue au flow. Je m’adapte. »

Il évoque aussi ses préférences en termes de partenaires. Pour le jungler : un joueur très actif, qui parle, qui joue pour les lanes. Pour le mid : un joueur stable, fiable, pas flashy mais solide. Et pour le coach : quelqu’un qui comprend les gens avant de vouloir appliquer une méthode. « Un bon coach, c’est pas celui qui a la meilleure strat. C’est celui qui sait comment te parler quand t’es au fond. Celui qui sait quand faut mettre une tape sur l’épaule ou sur la gueule. »

Esport, notoriété, avenir : un regard adulte sur la scène

Targamas n’a jamais été très à l’aise avec l’idée de "fame". Ni chez G2, où l’exposition médiatique est permanente, ni même chez Karmine, où la popularité atteint un autre niveau, parfois déconnecté du jeu. Il explique que cette notoriété n’est ni recherchée ni rejetée, mais qu’il doit la gérer, simplement parce qu’elle fait partie du métier.

« Je suis pas un mec très public. J’aime pas trop faire semblant. Quand je suis fatigué, je suis pas hyper bavard, pas hyper souriant. Et ça passe mal, parce que les gens s’attendent à une version de toi. » Il cite l’exemple des événements publics, des fans qui attendent un sourire ou une photo. « Parfois, t’as juste envie d’aller dormir. Et tu dois quand même faire bonne figure. » Il ne critique pas les fans, au contraire. Il les respecte, les écoute, lit ce qui se dit, même s’il filtre. « Le problème, c’est que les gens pensent qu’ils te connaissent. Alors qu’ils connaissent juste ton personnage, ou ce qu’ils ont vu de toi. »

L’après-carrière et la reconversion

À 24 ans, Targamas ne sait pas encore ce qu’il fera après. Il ne se projette pas dans un rôle de streamer, ni de coach à court terme. Il sait qu’il pourrait reprendre ses études, ou tenter une voie différente, loin du jeu vidéo. Mais il ne se presse pas. « J’ai pas de plan. Je vis bien avec ça. Ce que je sais, c’est que je veux pas être un ex-joueur qui reste juste pour rester. Si j’ai plus envie de jouer, je m’arrêterai. »

Il parle aussi d’argent, sans tabou. Il n’est pas inquiet pour sa sécurité financière. « J’ai été bien payé, j’ai économisé. J’ai pas de train de vie de ouf. Je suis pas en galère. » Mais il reconnaît que l’argent ne remplace pas le sens. « T’as beau gagner 10K ou 20K par mois, si tu te lèves sans envie, ça vaut rien. » Il observe aussi les autres, ceux qui partent, ceux qui reviennent. Certains anciens pros se réinventent, d’autres errent de projet en projet. Lui ne veut pas s’enfermer. Il reste ouvert, curieux, lucide.

Loin des discours calibrés, Targamas livre dans cet entretien un récit de ce qu’est une carrière dans l’esport : les débuts sans ambition, les pics de performance, les moments de vide, les retours à l’essentiel. Pas de mythe autour du talent ou de la vocation, mais une progression marquée par des choix simples, parfois instinctifs, souvent guidés par le besoin de sens. Il ne cherche pas à se poser en modèle, ni en vétéran désabusé. Juste à poser les faits. Et ce qu’il raconte, beaucoup de joueurs le vivent sans forcément l’exprimer. Chez la Karmine Corp, Targamas semble avoir trouvé un cadre qui lui correspond mieux. Pas nécessairement plus facile, mais plus clair. Et c’est peut-être ça qui ressort le plus de ces quatre heures : la volonté de continuer à jouer tant que ça en vaut la peine. Rien de plus, rien de moins.