Aujourd'hui je me coltine un exercice un peu désagréable : fournir au CEO d'une mégacorpo de quoi répondre si un journaliste lui dit que l'esport, et par extension les jeux vidéos, sont violents, addictifs ou sexistes. Pour ce faire, je dois d'abord compiler une liste exhaustive de questions aussi sottes que grenues attaquant un loisir qui a largement défini ma vie. Puis rédiger des réponses calmes et argumentées là où, dans la hashtag-vraie-vie, j'aurais envie d'éclater la tête de l'intervieweur. Puisqu'on vous dit, bordel, que les jeux ne rendent pas agressif.

C'est aussi l'occasion de mesurer le chemin parcouru par le jeu vidéo dans la perception collective. Car s'il on peut répondre à l'incompréhension de ses parents par un haussement d'épaules, la conquête du grand public devra nécessairement passer par une phase de pédagogie patiente. La pédagogie amène la compréhension, la compréhension élargit sinon la rondelle du moins le cercle des investisseurs, et avec des investissements Olivier Ozoux le CEO de Team aAa pourra enfin s'acheter une Ferrari. Ou conserver ses joueurs, au choix.
"Si je peux me permettre un feedback constructif, Pierre-Yves, 
ton call Nashor était bien trop prématuré"

Parent gamer d'enfants gamers, je suis du coup toujours un peu surpris quand je croise des collègues de mon âge me demandant d'un air sincèrement curieux si les jeux vidéos rendent agressifs. Vous savez, avec ce ton condescendant de femme blanche qui demande à un nouveau collègue nettement moins blanc "et sinon... vous êtes de quelle origine ?". Mais où étaient ces collègues quand, à la fin des années 80, Gameboy et NES envahirent nos cours de récré ?

Ce matin, la tête à claques c'était Pierre-Yves. Nom de code depuis son stage chez McKinsey en 1997 : Piv. Piv s'approche de moi en ondulant à la machine à café "Salut. Cool ton nouveau projet. Cool l'esport, les jeunes, le digital, toussa. Mais...n'est ce pas un peu violent ?"

Malgré mon 7eme Dan de Communication Non Violente certifié par Matthieu Ricard, toute la rage et la fatigue accumulées lors de mon placement d'Overwatch d'hier soir de ce matin remontent. Seulement voilà, peut-être que Piv pensait juste meubler la conversation, et pas se prendre un geyser de bile sur le costard dès le matin. Parce que son truc, à Piv, c'est plutôt le golf et la voile. Sa gamine fait de l'équitation à Maisons-Laffitte, sa femme blanche se fait tringler par son coach de tennis, bref : le sport, c'est sa vie. Et dans son ghetto du sept-huit, les jeux vidéos et les immigrés sont terra incognita et donc, selon l'humeur, traités comme objets de révulsion ou de curiosité. Mais surtout, SURTOUT : Piv joue au golf avec le CEO de ma boîte, dont le budget d'esport est toujours "en cours de validation" sur son bureau. D'ailleurs...maintenant que j'y pense, une chance sur deux que Piv soit envoyé pour me troller discrètement, histoire de faciliter la décision. Sentant le coup fourré, je ferme la bouche, stoppant net le reflux gastrique. J'avale de nouveau les morceaux avec l'impassibilité d'un Néron devant Rome en flammes.

"...Piv, mon ami, vois-tu, les jeux vidéos sont une industrie culturelle d'une immense diversité. Les jeux d'esport les plus populaires sont d'ailleurs basés sur des décors et personnages fantastiques adaptés au grand public. En outre, aucune étude sérieuse n'a démontré de lien entre la pratique des jeux vidéos et la violence. Pour finir, sache que le jeu est bien souvent utilisé à des fins thérapeutiques ou méditatives. Et-maintenant-s'il-te-plait-casse-toi."
Satisfait de ma réponse, Piv trottine vers le soleil levant et se volatilise au coin du couloir. Ce soir, peut-être, laissera t'il Ernestine installer Counter-Strike, et mon effort n'aura pas été vain. De retour à mon poste, le doute m'habite : et si Piv, à l'heure qu'il est probablement déjà sous le bureau d'un grand chef, était la clé ? Patient et dém.péd.agogique, je relis mes questions.

Question 1. Le jeu vidéo rend-il violent ? 
"...Les jeux vidéos sont une industrie culturelle d'une immense diversité. Les jeux d'esport les plus populaires sont d'ailleurs basés sur des décors et personnages fantastiques pour tout public. Aucune étude sérieuse n'a démontré de lien entre la pratique des jeux vidéos et la violence. Enfin, les jeux sont parfois utilisés à des fins thérapeutiques & méditatives." Ok, ça, ça claque.

Question 2. Y'a t'il des cas de dopage dans l'esport ? 
"...Bien sûr que non : le jeu vidéo est sa propre drogue"

Question 3. Les jeux vidéo ne sont-ils pas addictifs ? 
Crotte, la question 2 était un piège. Je gomme et reprend "...Il n'y a aucun cas de dopage répertorié ces dix dernières années et les éditeurs ont une politique extrêmement stricte concernant les écarts de conduite des joueurs. Concernant l'addiction, elle naît du contact d'un caractère sujet à l'addiction avec des jeux récompensant ces comportements. Ils constituent, en pratique, une infime partie de la production vidéo-ludique, perdus au milieu d'une majorité de jeux méditatifs et thérapeutiques [NdE : Hmmmm...Gros. Pas sûr que ça passe.]. Les joueurs professionnels bénéficient, quant à eux, d'un encadrement médical, psychologique et nutritionnel leur permettant de mener une vie saine et équilibrée".

Question 4. Pourquoi y a t'il si peu de femmes dans l'esport et le sexisme est t'il répandu ? 
Bévue de noob, ce journaliste a posé deux questions. Répondre à celle qui nous arrange. "...Il existe de nombreuses femmes proéminentes dans l'esport, côté joueuses et industrie. On peut par exemple citer Scarlett, récemment vainqueur de l'IEM Starcraft 2, ou encore Kayane, championne du monde de Street Fighter IV. Many women. On many sides."

Question 5. L'esport n'est-il pas un loisir polluant ?
Mazette, je ne l'avais pas vue venir celle-là. A tous les coups c'est le documentaire d'Arte d'hier soir sur les villes chinoises ensevelies sous les déchets informatiques. Vite, improviser un truc. "...Certes, les ordinateurs sont une source importante de pollution, mais saviez-vous par exemple que Darkness Sword, pépite de la fintech française, vient de sortir une solution de Cloud Gaming innovante et performante, permettant de mutualiser les infrastructures informatiques et donc de diminuer l'impact écologique ? Mieux : en partenariat avec l'association Toit-et-moi, elle s'est engagée à mettre les capacités de calcul distribué non utilisées à disposition des plus démunis : sans abris, réfugiés, etc."

Question 6. Et les tap-tap ?
"...Quoi les tap-tap"

Question 7. Ben...vous savez, les 2 batons gonflables qu'on distribue par milliers à l'entrée des évenements d'esport, avec à l'intérieur 6 piles-bouton dans deux boules en plastique qu'on choque pour les illuminer, mais dont la qualité est tellement mauvaise qu'au bout de quelques minutes ils terminent crevés sous les sièges, puis dans les poubelles, puis dans les rivières à dégueuler des métaux lourds dans les nappes phréatiques et l'estomac des bébés dauphins ?
"Ah...ces tap-tap là ! Et bien, nous venons justement de déployer un ambitieux programme de recyclage des tap-tap en partenariat avec la Mairie de ..."

Question 8. Vous vous foutez pas un peu de ma gueule ?
"...Oui. Je suis navré. On le sait, mais ça fait vraiment joli sur les photos. Et on s'est dit qu'au pire ce sont nos enfants qui auraient le cancer. J'le ferai plus vous avez raison. Mort aux tap-tap"
Mort aux tap-tap.

Le coach des Unicorns of Love, annonce un ambitieux programme d'échange de piles-bouton 
contre des maillots dédicacés.

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