En un peu plus de dix ans, l'ESWC a eu le temps d'être le meilleur tournoi du monde, de franchir l'Atlantique, de mourir, de ressusciter avant de lentement tomber dans l'oubli. L'Electronic Sports World Cup, c'est la plus grande et la plus vieille histoire française de l'esport, celle d'une poignée de post-étudiants décidés à faire des jeux vidéo le grand show du XXIe siècle. Et qui ont réussi, avant de se faire voler la caisse par leurs concurrents.

 

ESWC, une décennie à la loupe

 

Le première édition de l'ESWC a eu lieu en 2003, mais l'aventure commence avec la société Ligarena en 1998. Matthieu Dallon, Adrien Vincent, Grégorio "ptibonom" Machadinho et quelques autres lancent les LAN Arena en France. C'est à dire des LAN à l'ancienne, plein de gamers dans le noir pendant un weekend : d'abord des centaines puis des milliers. La septième édition fait figure d'ESWC 0 : 1500 joueurs (record qui tient toujours dans l'Hexagone), des tournois Counter-Strike et Quake III de niveau mondial, un cash prize conséquent pour l'époque (60 000 euros). L'événement est une demi-réussite, des problèmes de réseau ayant pas mal pourri les matchs.

 

Dans une interview accordée à Vossey.com en 2005, Dallon détaille ce qui pousse alors Ligarena à voir plus grand : "Il y avait cyberleagues.org aussi à ce moment-là qui marchait bien à l'étranger et qui catalysait pas mal d'énergie. On avait beaucoup de gens qui voulaient développer Cyberleagues.org dans leur pays qui nous ont contactés. Ce qui nous a poussés à faire la coupe du monde c'est une demande de participation internationale très très forte, et une liste d'attente à l'entrée de la LAN Arena qui était bouclée en une demi-journée." Cyberleagues.org, c'était Liquidpedia avant l'heure, mais uniquement pour les résultats. Tous les organisateurs de tournois de n'importe quel pays pouvaient rentrer les résultats de leur événement, et les équipes étaient ensuite classées selon le système ELO. Un outil tout simplement génial même s'il n'a jamais été développé suffisamment et a disparu en 2004.

 

2003, le coup de maître

 

En tout cas l'idée de l'ESWC est lancée et les Français de Ligarena vont prendre comme modèle l'événement le plus avancé de l'époque, les World Cyber Games coréens : qualifications nationales, joueurs regroupés dans une sorte de "village olympique" (le Futuroscope) et matchs sur scène, entre autres. Sauf que là où les WCG jouent la carte "olympisme coincé", l'ESWC mise d'abord sur le "cool". L'édition 2003 se passe dans la chaleur estivale du Poitou, à deux pas d'un parc d'attraction, avec des teenagers du monde entier et tous ceux qui y étaient ont encore le sourire aux lèvres quand ils en parlent. Les bières tournent sur la pelouse après les matchs, la soirée de clotûre est mémorable, l'atmosphère de l'événément est unique.

 

Une grande scène pour un événement e-sport, une révolution en 2003 

 

Sur le plan esportif, l'ESWC 2003 est tout simplement une révolution. Comparé aux CPL organisées dans les étages d'un hôtel miteux de Dallas, sans matchs sur scène, l'événement de Ligarena fait passer l'esport dans une autre dimension, celle du show. Les joueurs déboulent devant le public sur de la musique, chaque joueur a son écran individuel, il y a un écran géant et des commentateurs. Aujourd'hui n'importe quelle LAN de 400 joueurs fait la même chose mais c'est vraiment l'ESWC qui a poussé la mise en scène des matchs aussi loin

 

Pour cette première édition, les chiffres sont déjà impressionnants : 156 000 dollars de cash prize, 358 joueurs venant de 37 pays différents, on tient là une vraie Coupe du Monde. En 2004 et 2005, Ligarena poursuit sur sa lancée en poussant le curseur un peu plus loin, on augmente le nombre de participants, le cash prize double, on passe du Futuroscope au Carrousel du Louvres, l'événement devient un peu plus glamour. La machine est bien huilée et l'ESWC est alors considéré par beaucoup comme le tournoi le plus relevé dans tous les jeux qu'il accueille (bonne chance pour refaire pareil en 2014). 

 

Le business fonctionne assez bien, notamment celui des licences, comme le racontait Matthieu Dallon aux Echos en 2005 :"" Les licences pour organiser les tournois de présélection se négocient entre 5 et 10 % du chiffre d'affaires généré dans chaque pays. À titre d'exemple, les épreuves de présélection ont rapporté 800 000 dollars aux organisateurs chinois en 2004. Ils paieront donc cette année une licence d'un montant de 50 000 dollars à Ligarena".

 

L'ESWC franchit un nouveau palier  en 2006 - Crédits photo : ESWC

 

Bercy mais on n’est pas prêt

 

Puis vient le moment d'organiser l'ESWC 2006 et Games-Services (nouveau nom de Ligarena) choisit de franchir un nouveau palier : l'événement aura lieu à Bercy. Hors Corée du Sud, c'est la première fois qu'un événement esportif s'incruste dans un haut lieu du spectacle. Le choix est logique, en droite ligne avec l'esport que défend Ligarena. Mais certaines voix s'élèvent à l'époque : le petit monde des gamers français est-il prêt pour remplir Bercy ? Et malheureusement la réponse sera "pas vraiment". La salle, organisée autour d'un ring opposant les joueurs, ne sera jamais pleine pendant les 4 jours de compétition. Si la finale CS Filles est rentrée dans l'histoire de l'esport avec les "BTB ! BTB !" du public français, l'événement plombe les finances de l'ESWC. Trop tôt, trop grand. La vision défendue par Ligarena était la bonne comme on le voit aujourd'hui, mais trop en avance.

 

Du coup l'année suivante, Games-Services change de formule et organise "Le Mondial du Gaming", un événement qui ne fait plus de l'esport son cheval de bataille mais seulement l'une de ses composantes. Partant du principe que le fan d'esport ne va pas forcément se déplacer pour l'ESWC, l'organisation vise les gamers en général, une population bien plus vaste. Signe d'une édition 2006 qui a fait fondre les caisses de Games-Services, le cash prize est réduit de moitié (de 376 000 à 180 000 dollars). En découle un ESWC un peu mineur comparé au précédent, même s'il a offert l'un des plus grands matchs de l'histoire de CS, la mythique finale PGS-NoA. 

 

Finale CS 1.6 de l'ESWC 2007, mémorable - Crédits photo : itc.cn

 

En 2008, Games-Services se décide à changer de pays et va organiser son événement à San José aux Etats-Unis, quand même largement contraint par son sponsor principal de l'époque, NVIDIA. Si au départ l'idée fait baver tout le monde, et que le soleil californien, les pickups de 10 mètres de long et l'hotel de 30 étages avec piscine qui accueillent les joueurs font leur petit effet, une fois dans l'événement, tout le monde a vite compris que quelque chose avait changé. Alors que l'ESWC se déroulait habituellement sur au moins 4 ou 5 jours de compétition, tout est resserré sur 3 jours, il y a moins d'équipes, et surtout l'ambiance n'est plus la même. L'ESWC est relegué au fond d'un énorme événément promo de NVIDIA, il n'y a pratiquement pas de public, et la finale CS entre eSTRO et PGS se joue devant des rangées de sièges à moitié vides et quelques spectateurs endormis.

 

Reste qu'après plusieurs signes annonciateurs, la révélation de la liquidation judiciaire de Games-Services le 5 avril 2009 fait l'effet d'un choc, particulièrement en France, la société portant à bout de bras l'esport hexagonal depuis des années. D'ailleurs esportsfrance.com termine sa news par cette phrase apocalyptique : "Avec Games-Services qui s’arrête, c’est sans doute toute une époque qui s’achève et le ciel semble bien noir à l’horizon pour le moment." Rideau.

 

La résurrection

 

A peine mort et enterré, l'ESWC est ramené à la vie quelques mois plus tard, en août 2009, par un certain Stéphane Cosse. Notamment connu pour avoir organisé la désastreuse Clickarena en 2003, il rachète la marque pour 50 000 €, et ne conserve que quelques membre de l'équipe initiale. Vus les antécédents de Cosse, la communauté s'inquiète et se prépare d'avance à un ESWC 2010 totalement raté, et encore s'il a bien lieu. Finalement Cosse trouve un investisseur, Jean-Marie Coutant, qui va financer l'événement.

 

Le business model évolue : on oublie les qualifications nationales à quelques exceptions près, on se concentre sur la finale. A cette époque, l'image de l'ESWC est sévèrement écornée, les cash prizes de 2008 n'ont toujours pas été payés, la communication est minimale, la communauté esport se méfie et ne veut pas revoir un fiasco monumental du style CXG (ndr: un énorme tournoi CS annulé le jour même en 2003).

 

Un ESWC à Disney en 2010 - Crédits photo : geek-lab.fr

 

Le "nouvel" ESWC se déroule à Disneyland Paris, avec un cash prize similaire à l'édition 2008, à savoir un peu plus de 200 000 dollars, dont la moitié pour Counter-Strike 1.6. Au final, l'événement est d'assez bonne facture et récupère tranquillement son statut d'événement majeur, dans un monde où Starcraft 2 vient tout juste de sortir. Les organisateurs se disent certainement "à l'année prochaine", soulagé d'avoir réussi à redorer le blason de leur marque.

 

Next level esport

 

Un an plus tard, tout a changé. Starcraft 2 a repoussé Counter-Strike sur le banc des remplaçants, Valve lance Dota 2 avec The International, 1 600 000 dollars à la clé, Activision organise un tournoi pour Call of Duty : Modern Warfare 3 doté d'un million de dollars et un petit clone de Dota et free to play appelé League of Legends commence à prendre son envol. Après 15 ans passés à royalement ignorer l'esport, les éditeurs de jeux viennent de comprendre qu'ils avaient tout à y gagner, ce domaine vient de passer en  mode Super Sayen. C'est simple, en 2010, plus de 4,7 millions de dollars ont été distribués lors des tournois esportifs, un chiffre qui double pratiquement en 2011 (9,3 millions)

 

Et l'ESWC dans tout ça ? Il fait ce qu'il peut pour survivre. Mathieu Dallon est de nouveau dans l'organisation, via sa nouvelle société Oxent, composée de nombreux anciens de Games-Services. L'événement est désormais organisé lors de la Paris Games Week et change donc de date. Fini l'été, l'ESWC est maintenant organisé fin octobre-début novembre. Le cash prize ne change pas, 200 000 dollars, un tiers pour Starcraft 2, éphemère roi des jeux. Stephano s'impose à la maison et écrit une des plus belles pages de l'esport français. SK-Gaming remporte finalement le tournoi CS qui lui résistait depuis toujours.

 

Stephano sur le toit du monde en 2011 - Crédits photo : ESWC

 

Les éditions 2012 et 2013 sont dans la même veine, mais le cash prize baisse, il n'était plus que de 111 000 dollars l'année dernière, à comparer avec les 156 000 de 2003, dix ans plus tôt. Les jeux au programme dépendent du bon vouloir des éditeurs et de la concurrence d'autres grands tournois en même temps. Il faut noter que l'ESWC n'a jamais pu organiser de tournoi League of Legends, Starcraft 2 n'était plus présent l'an passé et Dota 2 ne sera pas au programme en 2014.

 

Finalement, l'événement va se recentrer sur Counter-Strike: Global Offensive. Un choix logique, l'ESWC étant fortement associé à cette franchise de par son histoire. 60 000 dollars au total, 24 équipes masculines, 8 féminines, un système de qualifications de plus en plus étoffé, qui revient un peu à ce qui se faisait dans les années 2000, c'est plus que solide.

 

Reste que même pour la communauté CS:GO, l'ESWC sera un événement "secondaire", loin des majeurs à 250 000 dollars en terme de dotations et de prestige. C'est dommage, le niveau devrait y être, l'organisation aussi. Mais Valve distribue son argent selon son humeur, et pour l'instant seuls l'ESL et la DreamHack en ont profité.

 

Derrière CS:GO, pas grand chose malheureusement, un tournoi CoD:Ghosts à 25 000 dollars pour 16 équipes, un petit tournoi FIFA 15, et puis on retrouve Trackmania et Shootmania, histoire de faire plaisir à Nadeo (et l'éditeur fournit certainement le cash prize). 

 

La foule toujours présente à la PGW - Crédits photo : ESWC

 

L'aventure lancée par Dallon et consorts se poursuit, mais on ne peut s'empêcher d'être nostalgique. Locomotive de l'esport mondial au milieu des années 2000, l'ESWC est devenu un événement parmi d'autres, qui ne se différencie plus, tout simplement car il n'en a pas les moyens financiers. 

 

De l'édition originelle de 2003, les mains sur le clavier, les pieds dans l'herbe du Palais des Congrès de Poitiers, à celles de la Paris Games Week, un salon de jeux vidéo bondé et bruyant, on a l'impression de voir un rêve d'ado, peu à peu devenu réalité, peu à peu rongé par les contraintes économiques et contraint d'oublier ses ambitions. Et comme les WCG, grand frère de l'ESWC, ont fermé boutique cette année, il y a de quoi s'inquiéter pour cette institution française de l'esport.