C'est un des sujets dont on parle peu, mais qui est pourtant au centre de notre environnement vidéo-ludique et qui est révélateur, entre autres, d'une nouvelle façon de consommer le jeu vidéo. Alors que le cybercafé était à la fois un lieu de rendez-vous des joueurs incontournable et un acteur majeur de la communauté de plusieurs jeux de ces deux dernières décennies (Counter-Strike 1.6, Quake, Warcraft III, Starcraft I...), il s'est progressivement effacé au profit d'une nouvelle mode, lancée il y a quelques années à peine : l'eSport Bar. Sous ce nom barbare se cache un phénomène mondial, qui, après avoir touché Starcraft II exclusivement, s'étend de plus en plus aux autres jeux et est en train de remplacer dans une certaine mesure le cybercafé. En effet, ce dernier a beaucoup souffert dans le courant des années 2000, à cause d'une conjoncture économique nouvelle, mais également d'une modification structurelle de la communauté du jeu vidéo.

 

Les cybercafés, balbutiements de l'eSport actuel

L'importance du cybercafé dans ce qu'on pourrait appeler - anachroniquement - l'eSport des années 1990/2000 est à expliquer pour les plus jeunes qui liraient ces lignes, car nombreux sont ceux qui ignorent que la compétition qui existe aujourd'hui sur différents jeux n'est pas une invention apparue avec la sortie de League of Legends ou de Starcraft II, mais bien le fruit d'une maturation longue de dizaines d'années, qui commence à la fin des années 1990.


Les cybercafés existent depuis bien plus longtemps que cela, et on y vient à l'époque majoritairement pour jouer en réseau et / ou pour jouer avec des amis. Au fil du temps, des communautés se créent au sein même de cybers, avec des habitués qui jouent ensemble de plus en plus régulièrement et qui créent les toutes premières équipes de jeu vidéo. Car si aujourd'hui, les équipes peuvent se créer à base de pas grand chose (passion, motivation et argent de papa et maman suffisent), les équipes historiques sont à la base issues de joueurs qui se connaissent en vrai et qui jouent en LAN. Certaines sont encore en activité aujourd'hui, comme par exemple l'équipe Nuit Blanche, créée en 1996 par des joueurs issus de Boulogne-sur-Mer, qui se retrouvent dans le cybercafé Le Globe Trotter.

 


« On se réunissait entre potes après les cours pour aller jouer tous ensemble, c'était un loisir comme un autre, on allait au cyber comme d'autres pouvaient aller au foot. À force de jouer, on s'est créé une petite communauté qui s'est transformée en équipe au fil du temps. C'est bien Le Globe Trotter à Boulogne (puis le Nuit Blanche, un autre cybercafé à Toulon) qui est à l'origine de l'équipe et qui a forgé notre ADN qui existe encore aujourd'hui, puisqu'on est l'équipe qui, sur Starcraft II, se déplace le plus en LANs. »

                                                                                Sativa, président de l'association Nuit Blanche

 


En parallèle de la fin des années 1990 se développent les premières grosses LANs au sens actuel du terme, les Lan-Arena en France ou encore la CPL (Cyberathlete Professional League) à l'international, sur Counter-Strike, Quake puis Starcraft premier du nom (Brood War à partir de 1999). Mais c'est bien le cybercafé qui reste le lieu privilégié du rendez-vous entre gamers et qui bénéficie de ce début d'engouement pour le sport électronique, Paris en comptant plus d'une centaine au début des années 2000. Beaucoup d'entre nous ont des souvenirs de cybercafés, même les plus jeunes si ils ont eu la chance d'avoir des grands frères (et sœurs !).



Les cybercafés, quartiers généraux de grandes équipes

Nous venons de voir que des cybercafés naissaient la plupart des premières équipes de jeu vidéo, et ça se confirme, notamment en France. Pas besoin d'être trentenaire pour avoir entendu parler, au moins une fois, de la mythique armaTeam, une des équipes françaises les plus titrées de l'histoire du jeu vidéo. Il faut savoir qu'armaTeam naît en 1997, issue du cybercafé non moins mythique Armageddon à Paris. Champions de France d'Unreal Tournament et de Counter-Strike, l'équipe se distingue surtout par la suite sur Warcraft III, managée notamment par un certain Lewellys, avec des joueurs tels que ToD, FoV ou IntoX (qui est le premier français à remporter une CPL, à Cannes en 2003).


Et si armaTeam est sans aucun doute le plus grand succès issu d'un cybercafé, elle est loin d'être un épiphénomène, et beaucoup d'autres équipes sont créées elles aussi à partir d'un Cyber. On peut notamment citer Dimension 4  (cybercafé situé à Montpellier) dans le courant des années 2000, qui fera les beaux jours de la scène Counter-Strike et dont la line-up sera par la suite reprise par LDLC en 2010. Le Magic Café, géré entre autres par Bjoran, aujourd'hui cadre chez Millenium, est aussi un bon exemple (voir son interview ci-joint).
CyberNation est également une excellente illustration, notamment sur la scène Starcraft II, où le cybercafé parisien prend le pari, dès 2010, de monter une line-up composée à l'époque de joueurs tels que Qwerty, mak0z ou Monster, qui seront par la suite rejoints par KenZy, SarenS ou encore MoMaN. Ils sont pendant de nombreux mois dans le top français et participent à énormément de LANs, MoMaN devient même une des premières personnes à vivre pleinement de Starcraft II en France puisqu'il dispose d'un contrat qui lui permet de jouer et de travailler au cybercafé.


D'autres cybercafés ont tenté de jouer un autre rôle, particulièrement ces dernières années pour essayer de se relancer, comme par exemple le YATTA, cybercafé de Marseille géré par l'emblématique BobLeGob, qui a eu son mot à dire dans les premiers mois de Starcraft II en organisant les fameuses YATTA LAN.

 



Du déclin à la renaissance

Le déclin des cybercafés commence au milieu des années 2000, et trouve son origine dans plusieurs facteurs, principalement économiques. Si la crise générale qui touche la majorité des entreprises et des ménages n'y est pas étrangère, c'est principalement les nouvelles offres des fournisseurs d'accès internet, combinant à la fois haut débit et petit prix, qui vont causer du tort aux cybercafés, dont la fréquentation dépend très largement du taux d'équipement de ses clients. Armageddon en 2006, Dimension 4 en 2007, CyberNation en 2012... c'est une véritable hécatombe qui touche les gloires d'antan.

 


« Il y a dix ans les gens allaient dans des cybercafés pour profiter de « bonnes » connexions internet et faire des rencontres. Aujourd’hui, il est courant qu’on soit mieux équipé chez soit que ne l’est un cybercafé. Les esports bars sont en quelques sortes des cybers 2.0. Le besoin des gamers de se réunir dans un endroit particulier n’a jamais disparu mais se rendre dans un cyber juste pour faire des connaissances n’a rien de sexy, alors les bars dédiés sont nés. L’accent n’est plus mis sur les PC puisque tout le monde ou presque en a un chez soit, mais sur l’ambiance et la convivialité. »

                                                                                  Zidwait, co-gérant du Meltdown Montpellier

 


Il est également intéressant de noter que, dans le même temps, le rapport des joueurs au jeu change, en partie parce qu'il est désormais très facile de jouer depuis chez soi et que le nombre de joueurs augmente de manière exponentielle. Le jeu vidéo est de plus en plus individualiste et l'extrême majorité des compétitions, qui étaient autrefois offline, sont désormais organisées online. D'autre part, l'émergence de plate-formes telles que Twitch transforme les joueurs en viewers (les fameux joueurs qui regardent d'autre joueurs jouer, chers à Mathilde Serrell) et entraîne fatalement une certaine casualisation de la communauté du jeu vidéo. Les "vieux cons" venant à l'occasion répéter à qui les écoute encore que putain c'était mieux avant, l'époque où le jeu à la mode était Brood War, où les écrans étaient cathodiques et où Sheila n'était pas ménopausée. Et si ils avaient raison après tout ?


C'est en 2011, lors de la North American Star League (NASL), sur Starcraft II, qu'un utilisateur de TeamLiquid (grand site dédié principalement dédié à Starcraft) invite les viewers à venir boire une bière avec lui dans un bar de Seattle. Le premier Barcraft est né. Et force est de constater que, peu importe le nom qu'il prend (eSport Bar, Barcraft, Pubstomp...), il est parfaitement en phase avec son époque, celle où la bière n'est plus utilisée comme carburant pour tenir une nuit de jeu éveillé mais pour regarder tranquillement son joueur préféré avec ses amis. En résumé, le public du cybercafé et le public des eSport Bars ne sont pas les mêmes, pour la simple et bonne raison qu'ils viennent de deux époques différentes, avec leurs caractéristiques propres, leurs qualités, leurs défauts. Car le jeu vidéo consommé comme un spectacle est le prix à payer pour pouvoir professionnaliser l'eSport.

 

Un grand merci à YoGo, Bjoran, C@stro, Sativa, NoNoSs, AlepH et Zidwait pour leur aide et leurs anecdotes croustillantes.

 

 

Interview de Bjoran

 

Aujourd'hui bien connu par les fans d'eSport en tant que Directeur eSportif de la structure française Millenium, Jean-Marc "Bjoran" Gaudin, du haut de ses 42 ans, fait figure de vétéran de la scène. Durant plusieurs années, il a co-géré le cybercafé Magic Café, à Marseille, qui a accueilli de nombreux joueurs & tournois et qui a même été l'origine de la création de plusieurs équipes.

 

 

Team aAa : Salut Bjoran ! Pourrais-tu nous raconter, en quelques mots, les origines du Magic Café ?

 

Bjoran : À l'origine le Magic Café ne devait pas être une salle de jeu en réseau ou un cybercafé, nous l'avions créé avec 2 amis pour reçevoir des joueurs de Magic the Gathering, le jeu de carte à collectionner. Nous avions mis 4 pc pour nos clients afin qu'ils puissent s'occuper en attendant les autres joueurs pendant les heures creuses pour toujours avoir du monde dans le magasin.
Par la suite un engouement s'est créé autour des jeux en réseau et nous avons basculé peu à peu en mode cybercafé pour avoir jusqu'à 30 machines et 2 salles à Marseille.

 

Sur quels jeux était-il le plus emblématique ? A-t-il toujours été prévu de l'associer à une équipe ?

 

Les les plus joués ont été dans le désordre : Warcraft, Duke nukem, les premières versions de Counter Strike, Quake, Broodwar, Everquest, Dark Age of Camelot pour ne citer que les principaux. Nous avons très vite compris que pour développer notre image et notre marque nous devions organiser des évènements et avoir des joueurs/équipes pour nous représenter dans les différents évènements régionaux.

 

Quand et pour quelles raisons l'aventure s'est-elle arrêtée ?

 

L'aventure s'est arrêtée en 2007, le développement de l'internet à haut débit à bas prix pour les particuliers et la baisse des prix des ordinateurs sont les principales raisons de la fin des salle de jeu en réseau.
Avoir la responsabilité d'une entreprise, devoir organiser des évènements tous les Week-End, être ouvert 7/7 tout en voyant ses revenus diminuer au fil du temps est très usant. Nous avons donc fermé une des salles puis revendu la seconde mais celle ci n'aura survécu que peu de temps après la revente.

 

Tu as sûrement des bons souvenirs de cette période, une anecdote en particulier à nous raconter ?

 

Je me souviens de tournois de Broodwar assez épiques que nous avions organisé dans la salle ou quelques uns des meilleurs joueurs parisiens étaient venus défier les jeunes marseillais (Elky, Moman, Chobo, Scream, LLewellys et j'en oublie ... ToD, les 2 Rom, Gerance pour les marseillais). Mais il y a énormément de souvenirs des premières lans ou nous dormions (ou pas) sur place. Les finales françaises des WCG / ESWC où nous nous présentions en petit poucet. Beaucoup d'excellents souvenirs et de rencontres !

 

Regrettes-tu la disparition progressive des Cybercafés au profit des eSport Bars ?

 

Je ne regrette rien en ce qui concerne les Cybercafés, leur disparition est l'évolution naturelle des choses, les eSport Bars en sont les héritiers mais avec une fonction différente de lieu de rencontres et d'échange dans l'esprit des pubs ou des sports bar américains. L'esport devient populaire, les barcrafts font partie de l'évolution de notre milieu.