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Lee "SunBhie" Jeong-jae, coach coréen de la Team Secret, est revenu, aux côtés de KarY pour Esportsheaven, sur les performances passées et futures de son équipe, son avis sur le nouveau système du DPC et sa vie en Corée du Sud. Traduction proposée par la rédaction.

 

Salut, Pete. Merci d'avoir accepté cette interview. Tu es en vacances chez toi en Corée du Sud actuellement. Comment ça se passe ?

Ça se passe bien. Il faisait vraiment chaud ici il y a un mois, un record de chaleur, mais ça va globalement mieux maintenant et il fait plutôt bon. La Corée et moi partageons une relation amour-haine, mais j’ai eu de plus en plus chaud ici ces dernières années. J’y suis sorti avec Heen (coach de Team Liquid, ndlr), nous avons rencontré des amis que j’avais croisés sur Dota par le passé.

 

Une relation amour-haine ? N’hésite pas à rentrer dans les détails… Je suis curieux d’en savoir plus.

Les immigrants sont souvent appelés « fossiles » quand ils partent. Je suis un Coréen de l’année 1999. Et la Corée de 2018 est très différente de celle que j’avais laissée. Je suis le reflet d’un passé de ce qu’a été la Corée autrefois, et je me sens étranger, et un peu contrarié par certaines évolutions plutôt négatives. Ce n’est pas comme si la Corée était un paradis quand je suis parti ; les choses sont clairement mieux maintenant sur certains points. Mais d’une manière générale, je ne peux pas m’empêcher de sentir qu’on y a perdu quelque chose de précieux.

 

De plus, mon expérience récente de la vie en Corée a surtout été caractérisée par des difficultés. Et ça m’a laissé un mauvais goût dans la bouche. Malgré tout, il y a beaucoup de choses bien en Corée comparé à ma petite et ennuyeuse ville de 30 000 âmes qui semble avoir été comme gelée dans le temps.

 

De quelles difficultés parles-tu ?

Eh bien, j'ai beaucoup souffert car je travaillais dans des conditions déplorables. Les gens ont tendance à penser que comme la Corée est une nation développée, tout y est parfait et sans tache. Mais c’est bien loin d’être vrai.

 

C’est moche. J’espère que tu t’en sors mieux maintenant. Heen et toi avez deux choses en commun, le coaching et l’amitié. Heen est le coach de la Team Liquid, et toi de la Team Secret – deux des meilleures équipes occidentales. En tant qu’amis et anciens coéquipiers, au-delà de vos rôles de coachs, vous arrive-t-il de discuter de stratégie et du jeu ? Dis-nous tout.

On blague souvent sur le fait qu’on travaille comme qui dirait respectivement pour le Professeur X et pour Magneto. Nous ne sommes que des sous-fifres de ces deux grands mutants… On se voit souvent pour râler sur notre vie après les matchs, un peu comme dans un spin-off qui serait consacré aux acolytes de deux génies machiavéliques.

 

Nous avons beaucoup de respect l’un pour l’autre et pour notre travail. Notre intégrité professionnelle est sans faille et nous ne donnons jamais d’informations que nous ne devrions pas donner. Nous ne discutons jamais pendant un tournoi, et ne le faisons qu’une fois qu’il est fini, lors d’une after-party.

 

J’ai adoré Dota à ses côtés. Et je me souviens que, quand j’ai accepté ce job pour Secret, je lui ai envoyé un message disant : « On dirait que c’est fini entre nous », et il m’a répondu : « Ouaip... »

 

Qui sont le Professeur X et Magneto dans votre cas ? Je suppose que c’est respectivement Kuroky et Puppey ? ^^

Puppey adore le metal. Faites le calcul. En plus, c’est nous les méchants, nous portons du noir alors que les maillots Liquid sont blancs.

 

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L'équipe MVP HOT6ix au TI5 (source : dotablast.com)

 

Ahahah ! J’adore cette bande de potes. Parlons un peu de Secret. Tu coaches Secret depuis 2017 et l’équipe a eu beaucoup de succès. Néanmoins, le public a l’air de penser que Secret a son temps fort au mauvais moment et finit par avoir des performances moins bonnes aux tournois essentiels ; ça a été le cas à tous les TI, à part peut-être le dernier où l’équipe termine sur un top 5-7. Qu’en penses-tu ?

Je pense qu’on s’est bien débrouillés sur ce TI. Ça ne me contrarie… pas trop. Évidemment, une défaite est une défaite. Je ne sais pas trop. Aucune expérience du jeu professionnel de Dota n’aurait pu nous préparer à la saison 1 du DPC, et je pense qu’on s’en est bien sortis. Nous sommes allés à seize tournois, puis au TI auquel nous nous sommes bien débrouillés. Je ne peux pas en être si triste au vu de la difficulté du trajet.

 

Ça ne te dérange pas qu’après avoir commencé par gagner des Majors et des Minors, l’équipe ait ralenti la cadence ? Je parle ici du niveau général de l’équipe. Vous avez commencé très haut, pour avoir beaucoup de difficultés tout le reste de la saison.

C’était frustrant. Je ne sais pas trop quoi en tirer. J’ai beaucoup appris durant la saison 1 du DPC. Mais je ne sais pas. Au vu de mes connaissances actuelles, si je devais revenir dans le passé, je pourrais réparer ce qui s’était brisé alors. La victoire et la défaite font partie du jeu et nous devons tous apprendre pour nous améliorer dans la défaite, je suppose.

 

Qu’est-ce qui s’était brisé ?

Probablement l’alchimie au sein de l’équipe.

 

Cela m’amène à ma question suivante : du point de vue du coach, quelles ont été, durant la précédente saison du DPC, les principales forces et faiblesses de Secret qui ont amené à ces résultats irréguliers ?

La principale force ET faiblesse de Secret était la versatilité, qui, parfois, n’était qu’une tentative d’être versatile, et pas une vraie versatilité. Nous ne voulions pas nous confiner dans certains héros ou styles de jeu. Nous voulions jouer ce qui marchait. C’était ambitieux, peut-être même irréaliste, et nos résultats l’ont montré. Par contre, quand ça marchait, c’était très beau.

 

Donc, en gros, il y avait une volatilité, ou plutôt une instabilité, dans le style de jeu, c’est bien ça ?

La volatilité était un effet secondaire. Ce n’était clairement pas le style de jeu que nous essayions de produire. Nous ne recherchions pas le chaos. Nous voulions jouer un bon Dota, sans compromis ni aucune restriction de style de jeu ou de héros.

 

La Team Secret fin 2017 (source : teamsecret.gg)

 

Nisha et Zai ont respectivement remplacé Ace et Fata dans la nouvelle équipe pour la prochaine saison. Le second a déjà fait partie de Team Secret auparavant, mais le premier recrutement est une petite surprise. Nisha a joué au mid pour Kinguin et je présume qu’il va reprendre le flambeau d’Ace. Quelle était l’idée derrière le recrutement de ces deux joueurs ?

Nous voulions prendre Zai l’année dernière. Mais il avait des engagement à ce moment-là, et s’y est tenu. C’est un joueur fort et, au sein de l’équipe, nous admirons sa mentalité. Je pense bien que nous aurons de nouveaux problèmes, comme dans toute équipe. Mais nous pouvons viser loin avec l’arrivée de Zai à nos côtés.

 

Pour le carry, on avait discuté de nos options, et on a appris que Nisha existait quand Puppey l'a mentionné. Pour être honnête, on n’a aucune idée de ce qu’il vaut réellement. Donc je ne sais pas à quoi m’attendre à son sujet, si la synergie prend. Mais je fais confiance à Puppey pour faire d’un inconnu un coéquipier fort à partir du moment qu’il est à l’écoute et qu’il a du skill. Et Nisha est clairement un joueur skillé.

 

Comme tu en as parlé précédemment, être allé avec Secret à un grand nombre de tournois, jusqu’à participer au plus grand de tous, a dû être éreintant. Mais cette année, c’est l’inverse : le nombre total de tournois supportés par Valve n'est que de dix ; cinq Majors et cinq Minors. D’ailleurs, les détails de la nouvelle saison du DPC ont été rendus publics. Qu’en penses-tu ?

Pour la saison qui arrive, je ne sais pas combien de tournois il y aura hors du DPC, mais je pense que c’est une mauvaise chose qu’il y ait moitié moins de tournois, donc moitié moins de prize-pool. Au final ça en fait moins, vu que les [équipes qui veulent participer aux Majors] ne peuvent pas aller aux Minors. Bref, je dirais que la somme pécuniaire totale est moitié moins importante que pour la première saison. Je trouve ça d’autant plus dommage qu’aucun joueur ne s’en est plaint et qu’aucun groupe ne s’est formé pour aborder le sujet. Si le revenu de la moitié d’une industrie est coupé en deux, il doit y avoir une résistance. Mais sur Dota, on dirait que tout le monde s’en fiche. Ou alors tout le monde ne s’en fiche pas, mais il n’y a pas vraiment de voix pour s’élever.

 

Je pense que la saison 1 du DPC nous faisait trop voyager, donc je suis heureux que le nombre de tournois ait été réduit. Mais j’aurais aimé qu’ils augmentent le prize-pool de ces mêmes événements pour compenser. Pas qu’ils compensent exactement le prize-pool de la saison dernière, mais pas une diminution de 50 %. Peut-être que c’est un peu vaniteux de ma part de dire ça, mais bon, notre prize-pool vient d’être divisé par deux. C’est un sujet de discussion à aborder, je pense. Ded gaem ??

 

Je ne suis pas fan des tournois sans invitation. Je sais d’où ça vient, mais n’y avait-il pas une meilleure solution ? Je pense que la consistance devrait être récompensée.

 

Tu parles d’une association de joueurs similaire à ce qu’il y a sur CSGO ? Que penses-tu d’ACE (Association for Chinese Esports, ndlr) en Chine ? Comment une association pourrait-elle aider Dota quand on voit comment ACE a entravé les succès chinois ?

Je n’ai pas la moindre idée du pouvoir qu’a ACE en Chine. Je ne peux donc pas m’avancer sur leurs problèmes, mais un équivalent sur Dota de l’association de joueurs qui existe sur CSGO serait une bonne chose. Ça reste très dur de le faire du fait de la politique qui entoure les joueurs et les équipes. Mais la scène a besoin de ça. Je ne vais pas commencer à pleurer sur la cruauté de ma vie, mais ce serait pas mal pour améliorer certains aspects souvent négligés.

 

Très bien. Que penses-tu de TI8 en général, et que peut-on attendre de Secret pour la prochaine saison ?

The International. Avoir la possibilité de participer à un tel tournoi, c’est quelque chose de génial. Et expérimenter la défaite dans ce même tournoi, c’est vraiment terrible. Au final, il y a un vainqueur et dix-sept perdants. Donc je suis partagé. Mais j’aimerais y retourner chaque année et y participer à ma façon, et j’espère que la tradition du plus grand des événements esportifs au monde va continuer.

 

Pour la prochaine saison, nous espérons montrer à nos fans une version meilleure et plus aboutie de Team Secret ; une équipe qui peut repousser les limites du jeu et donner aux spectateurs le sentiment qu’ils regardent quelque chose d’exceptionnel.

 

Tu es avant tout un joueur professionnel, avant même d’assumer le rôle de coach. As-tu déjà pensé à retourner au pro-play ? Après tout, on a pu voir 7ckngMad gagner un TI après avoir longtemps été le coach d’OG.

Je pense que la plupart des coachs préfèrent jouer qu’être coach, et je ne dois pas être bien différent. Mais j’adore vraiment mon job et je suis réaliste : ce serait bien trop dur pour moi de me remettre à jouer et d’atteindre un niveau satisfaisant. Je pense que l’histoire de Ceb est édifiante, mais il ne faut pas uniquement penser à son résultat final.

 

OG était une équipe en difficulté avant d’arriver à remporter un TI. Le chemin [de Ceb] était semé d’embûches et c’est vraiment un miracle qu’ils soient allés aussi loin. Je ne veux pas dire qu’ils ne le méritaient pas, mais ça n’aurait surpris personne qu’ils échouent.

 

Ce serait vraiment difficile de m’y remettre, et en ai-je les capacités ? J’en doute.

 

Ça veut dire que tu as définitivement terminé ta carrière professionnelle ?

Oui, probablement.

 

Comment contribues-tu à ton équipe en tant que coach ?

Je ne sais pas. Je veux dire, je peux parler des bases : par exemple, j’aide l’équipe à la préparation des drafts, et [je fais] d’autres trucs de coach assez classiques. Mais en général, j’essaie aussi d'avoir un apport plus subtile et plus efficace. Je suis parfois un deuxième manager pour l’équipe, parfois un deuxième capitaine, parfois juste un ami, parfois juste un analyste. Je fais juste ce dont on a besoin, peu importe ce que c’est.

 

Le nouveau visage de l'équipe (source : teamsecret.gg) 

 

En tant que Coréen, que penses-tu du développement de Dota 2 dans ton pays ? Pourquoi est-il aussi loin derrière d’autres titres, comme League of Legends ou StarCraft, alors qu’il a l’une des industries esportives les plus grosses du monde ?

Dota 2 n’a, en effet, pas beaucoup de succès en Corée. Mais je pense que si quelqu’un a envie d’être le meilleur, comme tout le monde quand on est jeune, ça ne doit pas l’empêcher de suivre son rêve. Ça ne nous a pas entravés, à l’époque de Warcarft 3, sans aucune infrastructure ni système de replay. Ça n’a pas arrêté ce gosse de quatorze ans dans un cybercafé Mineski/TNC qui jouait avec 50 fps sur une chaise en plastique. Dans un monde où tout est à portée de main, pourquoi ne pourrait-on pas au moins donner une chance à son rêve ?

 

Il y a plein de grands joueurs coréens dans des jeux qui ne sont pas populaires en Corée. Ce n’est pas le cas sur Dota, pour je ne sais quelle raison. Je veux croire que le problème réside dans le joueur, et non pas dans la communauté ou l’environnement.

 

Très bien, Pete ; cela conclut notre longue interview… et ça a été très intéressant, pour être honnête. Aurais-tu un dernier mot ?

Un grand merci à tous nos fans et sponsors. Merci à John, notre CEO, et Cyborgmatt, notre manager, qui travaillent intensément pour rendre notre vie de tous les jours moins stressante. Merci à tous ceux qui partagent la passion de ce jeu, et qui rendent tout cela possible. Je vous aime tous.

 

Et merci de m’avoir invité, KarY.