Sujet d'actualité avec le dénouement de l'épisode Life sur StarCraft II, les affaires de matchs et paris truqués se multiplient en corrélation avec l'évolution de l'esport. A quand remonte le phénomène et en quoi consiste-t-il ?

 

L'argent appelle l'argent. Toute nouvelle entreprise porteuse de réussite attirera inévitablement une recherche de profits qui peut très vite tomber dans la démesure. Marcel Mithois, auteur dramatique français, écrivait : "Il y a cent façons de devenir riche, quatre-vingt dix-neuf sont malhonnêtes." Ainsi, l'incroyable essor du sport électronique ces dernières années n'a pas que du bon : il entend également l'arrivée d'individus uniquement soucieux de s'enrichir dans un monde rempli d'idéalistes et de vulnérables passionés. En attendant que les bergers se mobilisent pour renforcer leurs clôtures, les loups n'ont aucune difficulté à s'en donner à coeur joie dans ce qui est encore un gigantesque enclos à moutons. En l'absence de contrôles stricts et d'une protection des joueurs et des différentes entités, les cas de matchfixing et de paris truqués se multiplient.

 

 

Une pratique courante dans le sport

 

Bien que le modus operandi soit aujourd'hui bien plus sophistiqué dans le milieu du sport, les paris truqués y sévissent déjà depuis plus de 30 ans. Dans les années 80, plusieurs joueurs du Calcio italien (la Série A, équivalent de la Ligue 1 dans le pays de Dante) sont inculpés pour avoir volontairement perdu des matchs sur lesquels ils avaient parié. C'est l'affaire du "Totonero". Premier éclat du genre, il implique donc des joueurs pariant sur leurs propres performances et pouvant par la suite truquer le match pour s'enrichir eux-mêmes. La plupart des scandales sportifs éclatant dans les médias concernent ce type de situation : c'est par exemple le cas du match de handball truqué en mai 2012 entre Cesson et Montpellier, impliquant l'international français Nikola Karabatic et ayant vu 15 personnes mises en examen.

 

Nikola Karabatic, reconnu coupable d'escroquerie pour un match présumé truqué entre Cesson et Montpellier en mai 2012 (Crédits : lexpress.fr)

 

Dans les années 80, les paris en ligne n'existent pas encore, et la démocratisation d'internet ainsi que l'apparition des premiers sites de paris quelques années plus tard va faire pleuvoir les affaires de corruption et de matchfixing. Football, handball, tennis, criquet, aucune discipline n'est à l'abri.

 

C'est encore une fois en Italie que survient le second gros scandale, d'une toute autre ampleur. En 2011, Stephano Mauri, capitaine de la Lazio Rome, est incarcéré. Antonio Conte, alors entraîneur de la Juventus de Turin, est suspendu de ses fonctions, et des internationaux italiens doivent renoncer à leur sélection pour l'Euro 2012. C'est l'affaire du "Calcioscommesse" (Trad : les paris du football). Cinq ans plus tard, elle n'est toujours pas bouclée puisque de nouvelles présomptions de matchs arrangés continuent de surgir dans les divisions inférieures italiennes. En trente ans, le système a considérablement évolué et implique désormais une véritable organisation mafieuse de parieurs fous qui contactent les joueurs et les organisations afin de les corrompre et d'influencer les résultats. Ainsi, même les arbitres sont concernés : en 2005, Robert Hoyzer scandalise le football allemand pour avoir accepté de participer à la falsification de matchs.

 

Tout réseau mafieux a ses parrains. Toujours en Allemagne, Ante Sapina, ressortissant croate, a été condamné en 2011 à deux ans et 11 mois de prison pour avoir organisé la manipulation de cinquante et un matchs, parmi lesquels des rencontres de Ligue des Champions et de qualifications au Mondial 2010. Et le phénomène est encore moins timide dans les pays de l'ancien bloc de l'Est et d'Asie, cibles privilégiées des structures mafieuses, les mécanismes de surveillance et de contrôle y étant moins développés.

 

Ante Sapina, cerveau d'un des plus grands réseaux mafieux européen (Crédits : t-online.de)

 

A nouvelle discipline, nouveaux trucages, et l'esport ne fait pas exception. Bien que la fraude y soit pour l'instant peu implantée et que le mode opératoire des parieurs suive encore un certain amateurisme, de nombreux scandales ont d'ores et déjà éclaté et des réseaux mafieux commencent à se constituer. Les joueurs de sport électronique sont très faciles à approcher et, tout comme dans le sport, celui qui appartient au subtop et qui ne parvient pas à remporter de titres gagne difficilement sa vie et peut se laisser tenter. Mais l'international plein de réussite peut lui aussi chuter et céder à l'appât du gain, sans aucune raison apparente.

 

 

StarCraft, berceau de la corruption

 

En 2010 éclate le premier scandale de matchs truqués dans le milieu du gaming. Sept personnes dont trois joueurs professionnels de StarCraft : Brood War sont entendus par le bureau du procureur du District Central de Séoul. L'un des trois joueurs n'est autre que saviOr, surnommé le Maestro, l'un des cinq Bonjwa (meilleur joueur du monde selon un consensus général). Quatrième joueur le plus riche du jeu, il avait totalisé 250 000 $ de gains au cours de sa carrière. Il est pourtant reconnu coupable de matchfixing et aurait été corrompu pour des sommes allant de 2 000 à 3 000 $. L'affaire enflamme immédiatement les médias.


 

SaviOr écope d'un an de prison avec sursis et de 120 heures de travaux d'intérêts général. La KeSPA lui retire tous les titres qu'il a remportés dans leurs compétitions et annule tous ses records, mais le mal est fait, et cela n'empêchera pas d'autres joueurs de se laisser tenter plus tard. Tout semble pourtant tranquille jusqu'à ce que, en février 2015, un nouveau scandale éclate et marque le début d'une année noire de corruption en Corée.

 

Témoin d'agissements louches, Olivia "Olimoley" Wong, manager chez Axiom, prend la parole pour dénoncer un nouveau système de trucage de paris. A l'époque les petits tournois supportés par de mystérieux sponsors sont légion : Dragon Invitational, PughCraft Invitational, Korean Super Tournament... Ravis de voir la scène du "dead game" active, les fans profitent du beau jeu et ne se posent pas trop de questions sur la provenance du cashprize. Les organisateurs de ces tournois, non complices, reçoivent de l'argent de ce qu'ils pensent être des mécènes passionés dans le simple but d'organiser un tournoi. Ces mystérieux sponsors demandent simplement à pouvoir rentrer dans les lobbys pour observer les parties en direct. Ils parient ensuite sur des sites mal réglementés qui ferment les paris lorsque le match commence sur le stream... mais c'est sans tenir compte du délai. Ainsi, quand le pari ferme, le match est déjà commencé de plusieurs minutes pour les personnes dans la partie. Les joueurs et même l'organisateur du tournoi sont techniquement innocents, mais le "sponsor" s'enrichit et snowballe en sponsorisant d'autres compétitions. Blizzard, mis au courant plusieurs fois de la situation, n'a jamais réagi. La KeSPA a en revanche immédiatement interdit à tous ses joueurs de participer à ce type de tournois. Pour en savoir plus sur cette affaire, n'hésitez pas à lire l'article dédié du 9 février 2015.

 

streamhack

Un délai de stream de 5 minutes correspondait environ à 8 minutes sur StarCraft II : Heart of the Swarm. La partie pouvait alors être largement orientée d'un côté ou de l'autre et permettre un pari facile.

 

Le 24 mars suivant, c'est la star MarineKing qui est soupçonnée de matchfixing après une défaite plus qu'étonnante contre ByuL en Proleague. Deux mois plus tard, il est déclaré innocent et la KeSPA affirme qu'aucune partie n'a jamais été truquée dans une de leurs compétitions sur StarCraft II. Par la même occasion, on en apprend un peu plus sur le mode opératoire de la KeSPA pour contrôler ses joueurs, allant jusqu'à fouiller leurs ordinateurs et leurs téléphones portables.

 

Si leur déclaration a pu etre vraie à l'époque, les récénts événements ont finalement donné tort à la fédération. En octobre dernier, Gerrard, coach principal de Prime, une équipe reconnue et respectée en Corée, ainsi que le joueur professionnel YoDa ont été reconnus coupables de matchfixing. Onze personnes ont été inculpées, et les condamnations ont été prononcées début avril par le juge Seo Dong-Chil. Et cela ne s'arrête pas là, puisqu'une nouvelle affaire émerge en janvier 2016 autour du champion du monde 2014 en personne, le jeune prodige Life. Reconnu coupable il y a quelques jours, le joueur de 19 ans a reçu 63 000 $ pour perdre deux parties dans un tournoi qui n'offrait que 9 000 $ au vainqueur. On est bien loin des petites sommes de l'affaire saviOr, et le nombre de scandales ayant éclaté dans la même année ainsi que les montants des cachets proposés aux joueurs sont plus qu'inquiétants quant à la progression de la corruption en Corée. Mais alors, à qui la faute ?

 

 

A qui profite le crime ?

 

Il est difficile de mettre un visage sur les parieurs et prêteurs financiers qui tentent de corrompre les joueurs. L'un d'entre eux pourtant n'est pas méconnu du grand public. Agé de 34 ans, Sung "Enough" Jun Mo est un journaliste et un ancien joueur professionnel de StarCraft Brood War. Cité dans l'affaire Prime il y a quelques mois au milieu des onze noms, il a été déclaré coupable et condamné à deux ans de prison avec sursis pour avoir agi en tant que courtier. Malheureusement pour lui, ce sursis risque de ne pas durer puisque son nom a encore une fois été tiré du chapeau de l'affaire Life. Son cas est encore plus grave puisqu'il a cette fois agi en tant que commanditaire : c'est lui-même qui a offert 63 000 $ à Life pour truquer deux matchs. Il a bien entendu également misé sur ces derniers et gagné de l'argent sur des sites de paris en ligne.

 

Source : TeamLiquid

 

Sa condamnation n'a pas encore été prononcée, mais il est peu probable qu'Enough puisse échapper à une incarcération en bonne et due forme. Avec lui sept autres parieurs et commanditaires ont été inculpés dans l'épisode Life, mais il est impossible de savoir s'ils ont un quelconque lien avec l'affaire Prime, leur identité étant pour l'instant gardée secrète. Cependant le simple fait de retrouver Enough au coeur de ces deux enquêtes et avec de telles sommes entre les mains laisse à penser qu'un véritable système mafieux est en train de se créer, à l'image de ce qu'on peut voir dans le football. Les parieurs s'organisent désormais en réseau et face à cela, il devient important de sensibiliser les joueurs aux risques et de les protéger.

 

John Steinbeck écrivait : "Il faut avoir des besoins à satisfaire pour être malhonnête". La cupidité, l'appât du gain, l'erreur de jeunesse, ou encore un réel besoin financier sont les principales raisons qui peuvent expliquer qu'un joueur se laisse tenter par un joli billet glissé sous la table. Ainsi dans le cas de Prime par exemple, Gerrard avait emprunté beaucoup d'argent afin de continuer à faire vivre l'équipe, or noyé sous les dettes il n'a trouvé qu'une solution malhonnête pour s'en sortir. YoDa, membre de la formation et faute d'avoir le niveau pour percer en ligues individuelles, gagnait mal sa vie et a lui aussi cherché à arrondir ses fins de mois.

 

Pour d'autres, comme Life, les raisons ne s'expliquent pas clairement. Deuxième joueur le plus riche du jeu derrière MC, Life a gagné environ 470 000 $ en compétitions au cours de sa jeune carrière. Champion du monde en 2014, âgé de seulement 19 ans, il a encore de nombreuses années devant lui et est déjà une légende dans le monde entier, jusqu'à cette erreur de parcours fatale. 

 

2016-04-life

 

En réalité, Life n'a pas le train de vie du parfait petit champion qui capitalise ses gains pour assurer son avenir. Lee Seung Hyun a une addiction : il est accro au jeu. Selon certains joueurs, il aurait perdu des milliers d'euros certains soirs en casino après des tournois majeurs. Ainsi, il a perdu 20 000 $, l'équivalent d'une demi-GSL, en une soirée dans un casino d'Europe. 

 

 

Demi-millionnaire à 18 ans, il n'est pas impossible que le joueur ait perdu la valeur des choses et la conscience du risque. Il est même envisageable qu'il ait dépensé toute sa fortune. Quoiqu'il en soit, cette addiction a ruiné la carrière de Life. On peut le dire : il a joué, et il a perdu.

 

 

Un phénomène pas si isolé

 

Devant cette sombre affaire de matchfixing, le néo-zélandais Petraeus s'est enquis de savoir si certains joueurs professionnels ont déjà été contactés pour arranger des matchs. Le nombre de réponses pour un simple tweet est surprenant.

 

 

Il avoue lui-même avoir été contacté peu de temps après avoir rejoint la GH de ROOT Gaming. Harstem, le fameux protoss dont c'est toujours l'année (#YearOfHarstem), a été approché par un mystérieux Coréen pour truquer un match de WCS il y a deux ou trois ans. L'anglo-saxon BlinG aurait lui aussi reçu une proposition de choix, à savoir 8 000 $ pour concéder une seule partie en WCS Challenger League. Même l'organisateur de compétitions BaseTrade TV a reçu une offre à hauteur de 5 000 $ pour truquer un tournoi. Les anecdotes sont loin d'être rares, et il est à craindre que d'autres matches aient été truqués sans que le pot aux roses n'ait jamais été découvert.

 

 

Et sur d'autres jeux ?

 

Si StarCraft est le jeu sur lequel le système s'est créé et y a proliféré, il y a une bonne raison. Le jeu de stratégie est individuel et par conséquent, il n'y a qu'une seule personne à convaincre pour truquer une partie. La tâche est bien plus compliquée quand il s'agit d'un jeu d'équipe comme League of Legends ou Counter-Strike où il faut s'attaquer à une formation complète. Le cas s'est déjà produit cependant. En janvier, Valve bannissait à vie 16 joueurs pour avoir truqué des matchs sans enjeux l'année dernière et ce pour des petites sommes. On est loin des effrayants paris de StarCraft mais tout de même.

La scène LoL n'a pas été en reste non plus. En mars 2014, Promise, un joueur professionnel coréen, tentait de se suicider après avoir été prétendument entraîné dans une combine de paris truqués. Son coach aurait créé l'équipe dans le simple but de s'enrichir avec des paris et les menaçait s'ils refusaient de perdre volontairement. Vous pouvez retrouver un article détaillé sur le sujet sur Gosugamers. La KeSPA avait immédiatement ouvert une enquête et a constaté qu'il y avait bien eu des matchs truqués mais seul Promise a été inculpé : les accusations faites sur le coach n'ont pas été retenues.

 

Et si Hearthstone était aussi touché sans qu'on le sache ? Jeu individuel accordant une grande part à l'aléatoire et permettant facilement de faire passer des throw pour des missplays, il semble le terrain de jeu rêvé d'un parieur. Aucun scandale n'a pour l'instant éclaté, la plupart des erreurs d'un joueur étant moquées plutôt que soupçonnées. Pourtant, comme le dit si bien le commentateur dans la vidéo suivante, "NiKo fait tout pour perdre".

 

 

 

Comment endiguer le phénomène ?

 

Comment ces matchs truqués ont-ils été repérés ? En Corée, la KeSPA, aidée des autorités coréennes, surveille les sites de paris en ligne à la recherche de montants inhabituels sur certains matchs. Si un pari louche est repéré, le match est immédiatement passé au crible pour qu'on s'assure qu'il n'ait pas été truqué. Ce fut le cas pour MarineKing qui a finalement été déclaré innocent. La fédération a également décidé de protéger ses joueurs en leur interdisant de participer à des tournois non-KeSPA sans son aval, et elle essaye également de contrôler qui prend contact avec ses stars. Néanmoins, et malgré ces précautions, il n'y a jamais eu autant de scandales que ces derniers mois. Faut-il interdire les paris en ligne ? Faut-il rendre les équipes responsables de leurs joueurs ? Doit-on durcir les sanctions ? A l'heure où l'esport tente de se professionnaliser et de s'encadrer d'une certaine législation dans certains pays, comme en France, il est également temps de penser à le protéger de la corruption qui pollue déjà la scène coréenne et a fait beaucoup de mal au football italien et au sport européen ces dernières années.

 

 

Et vous, que feriez-vous pour éradiquer les paris truqués ?